Bonaparte
Berstheim, le sang n’aurait peut-être pas coulé... Mais en l’absence de Réal, c’est Savary qui commande. Les juges sont là pour « juger sans désemparer ». Qu’ils obéissent !
On ouvre la porte du salon. Quelques officiers montent de la cour. Savary, resté debout derrière la chaise du président, le général Hulin, se chauffe à la cheminée. Le prince, entouré de gendarmes, pénètre dans la pièce. On devine avec quelle curiosité, avec quel intérêt, ces officiers – six sur sept sont des soldats de la République – regardent ce Bourbon aux longs cheveux châtains, aux yeux clairs, au nez en bec d’aigle, ce dernier des Condés qu’ils vont juger sans documents, sans pouvoir même lui accorder un avocat. Ce n’est pas un procès, mais un assassinat.
— Avez-vous pris les armes contre la France ?
— Regardez-moi, je suis un Bourbon : c’est vous qui avez tiré les armes contre moi. J’ai soutenu les droits de ma famille. Un Condé ne peut rentrer en France que les armes à la main. Ma naissance, mon opinion me font à jamais l’ennemi de votre gouvernement.
Selon Savary, dans ses Mémoires, Hulin aurait alors fait allusion au complot de Cadoudal.
— Vous ne parviendrez jamais à nous faire croire que vous étiez indifférent à des événements dont les conséquences devaient être capitales pour vous...
— Monsieur, je vous comprends très bien, aurait répondu Enghien après un silence ; mon intention n’était pas d’y rester indifférent. J’avais demandé à l’Angleterre du service dans ses armées et elle m’avait fait répondre qu’elle ne pouvait m’en donner, mais que j’eusse à rester sur le Rhin, où j’avais incessamment un rôle à jouer, et j’attendais. Monsieur, je n’ai plus rien à vous dire.
Si telles furent véritablement les paroles prononcées par le prince, ce demi-aveu pouvait apaiser la conscience des juges et leur permettre de croire à une certaine complicité avec Georges.
— Emmenez l’accusé et faites évacuer la salle.
La délibération est brève. Hulin dicte au greffier :
« Le conseil délibérant à huis clos, le président a recueilli les voix en commençant par le plus jeune en grade ; le président ayant émis son opinion le dernier, l’unanimité des voix a déclaré l’accusé coupable et lui a appliqué... »
Le général s’arrête. En vertu de quelle loi vont-ils condamner ce cousin de Louis XVI, qui, en combattant la République régicide, a essayé de venger ses morts et de reprendre ce qui lui a été pris ? Hulin hésite, puis se lance... On complétera le jugement plus tard !
« ... Et lui a appliqué l’article... de la loi du... ainsi conçu... et, en conséquence, l’a condamné à la peine de mort. Ordonne que le présent jugement sera exécuté de suite à la diligence du capitaine rapporteur... »
Hulin reprend maintenant la plume pour demander au Premier consul d’accorder au condamné l’audience qu’il sollicitait.
— Que faites-vous là ? lance Savary en voyant le président commencer sa lettre.
— J’écris au Premier consul...
L’exécuteur des hautes oeuvres tranche le débat :
— Votre affaire est finie. Le reste me regarde !
Et, pendant ce temps, Réal dort toujours.
Enghien, lui, n’a plus sommeil. Il bavarde avec l’officier de gendarmerie – le lieutenant Noirot — qui a servi sous l’ancien régime. Quelques noms oubliés, des noms déjà d’un autre temps, résonnent dans la pièce nue : Chantilly... le comte de Crussol... le mestre de camp de Navarre-Cavalerie. Soudain, la clef grince dans la serrure. C’est le gouverneur de Vincennes, le commandant Harel qui pénètre dans la pièce, une lanterne à la main, et suivi d’un gendarme.
— Monsieur, veuillez me suivre.
Que lui veut-on ? Résigné, il se lève, prend son manteau, siffle Mohilof et, flanqué du lieutenant Noirot et du gendarme, suit le commandant. Il pleut toujours, la lanterne fait miroiter les flaques d’eau de la cour. Le petit groupe arrive au pied de la haute tour du Diable. Harel soulève son quinquet. Une poterne se détache de l’ombre. La clef grince dans la serrure rouillée et l’on pénètre dans une vaste pièce circulaire dont la lueur jaune du falot ne parvient pas à dissiper les ténèbres. Le commandant se dirige vers l’entrée d’un escalier qui s’enfonce dans la nuit. Enghien s’arrête. Sa voix angoissée résonne sous la haute voûte de pierre :
— Où me
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