Bonaparte
Vincennes n’a-t-on pas attendu le conseiller, mais Savary a la conscience tranquille. Le Premier consul n’a-t-il pas donné l’ordre de tout terminer dans la nuit ? Il n’a donc rien à se reprocher.
— Vous voyez bien Savary ? dira un jour un officier au préfet Castellane, il vous étouffe de caresses. Eh bien, si l’Empereur lui disait de vous tuer, il viendrait à vous, vous prendrait tendrement la main et vous dirait : « Mon ami, je suis au désespoir ! Je suis obligé de vous envoyer dans l’autre monde, l’Empereur le veut ainsi... »
À onze heures, Savary est introduit chez le Premier consul et lui annonce que tout est terminé, Bonaparte semble surpris. Cette hâte l’étonné – ce qui tendrait à prouver que l’ordre donné à Murat la veille est peut-être apocryphe. Savary commence son récit que Bonaparte écoute avec attention, fixant le général de ses « yeux de lynx » :
— Il y a là quelque chose qui me dépasse, dit-il ; voilà un crime qui ne mène à rien et qui ne tend qu’à me rendre odieux.
En sortant du cabinet de travail du Consul, Savary rencontre Joséphine :
— Eh bien ? Est-ce donc fait ?
— Oui Madame, il est mort ce matin, et, je suis forcé d’en convenir, avec beaucoup de courage... Après sa mort, on a permis aux gendarmes de prendre ses vêtements, sa montre, et l’argent qu’il avait sur lui : aucun n’a voulu y toucher.
Joséphine se serait alors précipitée dans la chambre de Bonaparte :
— Le duc d’Enghien est mort, lui aurait-elle dit. Ah ! mon ami, qu’as-tu fait ?
Le Premier consul aurait répondu :
— Les malheureux ont été trop vite.
Il paraît sincèrement regretter la rapidité avec laquelle tout a été conduit – selon ses propres désirs –, mais il va couvrir ses sous-ordres. Le dîner se déroule dans le plus profond silence. En se levant de table, Bonaparte – semblant répondre à cette muette réprobation – s’écrie, violent :
— Au moins, ils verront ce dont nous sommes capables. Dorénavant, j’espère qu’on nous laissera tranquilles !
Passé au salon où le lourd silence se prolonge, il lancera encore :
— J’ai versé du sang, je le devais, et j’en répandrai peut-être encore, mais sans colère et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique. Je suis l’homme de l’État, je suis la Révolution française, et je la soutiendrai.
Ce même jour, Chateaubriand, nommé par Bonaparte chargé d’affaires auprès de la République du Valais, entend dans la rue crier la nouvelle :
« Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes qui condamne à la peine de mort le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly ».
« Ce cri, écrit-il, tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie, de même qu’il changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi, je dis à Mme de Chateaubriand : « Le duc d’Enghien vient d’être fusillé. » Je m’assis à une table et je me mis à écrire ma démission. Mme de Chateaubriand ne s’y opposa point.
Elle ne se dissimulait pas mes dangers ; on faisait le procès du général Moreau et de Georges Cadoudal : le lion avait goûté le sang, ce n’était pas le moment de l’irriter. »
Le 24 mars, Bonaparte quitte Malmaison. Au Conseil d’État, où il se rend sitôt rentré, il réclame toute la responsabilité de l’événement :
— Que la France ne s’y trompe pas, elle n’aura ni paix ni repos jusqu’au moment où le dernier individu de la race des Bourbons sera exterminé. J’en ai fait saisir un à Ettenheim. Le Margrave, sur ma première proposition, a consenti à ce que je m’en emparasse, et, en effet, quel droit des gens ont à réclamer ceux qui ont médité l’assassinat ?...
Après un bref silence, il reprend :
— J’ai fait juger et exécuter le duc d’Enghien pour éviter de tenter les émigrés rentrés qui se trouvent ici. J’ai craint que la longueur d’un procès, la solennité d’un jugement ne réveillassent dans leur âme des sentiments qu’ils n’avaient pas pu s’empêcher de manifester, que je ne fusse obligé de les abandonner à la police et d’étendre ainsi le cercle des coupables au lieu de le resserrer.
Il précise encore :
— Au surplus, il a été jugé par une commission militaire et il en était justiciable : il avait porté les armes contre la France, il nous avait fait la guerre. Par sa mort, il nous a
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