Bonaparte
dans la nuit, et ordonnez que la sentence, si, comme je n’en puis douter, elle porte condamnation à mort, soit sur-le-champ exécutée et le condamné enterré dans un des coins du fort ». Le document – controversé – est-il authentique ? Quoi qu’il en soit, la commission doit juger dans la nuit – et Bonaparte le confirmera au général Hulin, commandant des grenadiers de la Garde consulaire.
La soirée venue, Napoléon semble détendu. Est-ce parce qu’il a pris sa décision ? Toujours est-il que, tout en disputant une partie d’échecs, Mme de Rémusat l’entend murmurer entre ses dents :
— Soyons amis, Cinna...
Puis, au milieu du silence général, il lance le vers de Gusman, dans Alzire :
Et le mien quand, ton bras vient de m’assassiner...
Mme de Rémusat lève la tête, regarde le consul et le voit sourire :
« En vérité, dira-t-elle, je crus dans ce moment qu’il était possible qu’il eût trompé sa femme et tout le monde et qu’il préparât une grande scène de clémence. Cette idée, à laquelle je m’attachai fortement, me donna du calme ; mon imagination était bien jeune alors, et d’ailleurs, j’avais un tel besoin d’espérer ! »
— Vous aimez les vers, lui dit-il.
La « dame pour accompagner » avait bien envie de répondre : « Surtout quand ils font application », mais elle n’osa pas.
Tandis que le duc d’Enghien arrive à Vincennes, tandis que la commission militaire – effarée du rôle qui lui est imposé – prend connaissance du dossier, un dossier de cinq feuillets contenant uniquement les questions à poser à l’accusé, Bonaparte adresse ce billet à Réal : « Rendez-vous sur-le-champ à Vincennes pour faire interroger le prisonnier. Voici l’interrogatoire que vous ferez : « — Avez-vous porté les armes contre votre patrie ? — Avez-vous été à la solde de l’Angleterre ? — Avez-vous voulu offrir vos services à l’Angleterre ? — N’avez-vous pas oublié tout sentiment de la nature jusqu’à appeler le peuple français votre plus cruel ennemi ? — N’avez-vous pas proposé de lever une légion et de faire déserter les troupes de la République, en disant que votre séjour pendant deux ans près des frontières vous avait mis à même d’avoir des intelligences parmi les troupes qui sont sur le Rhin ? » Et enfin : « — Avez-vous connaissance du complot tramé par l’Angleterre et tendant au renversement du gouvernement de la République, et le complot ayant réussi ne deviez-vous pas entrer en Alsace et même vous porter à Paris, selon les circonstances ?... »
Réal dort paisiblement chez lui, mais, à Vincennes, on réveille le prisonnier qui, écrasé de fatigue, s’est endormi :
— Pourquoi si tôt ? Le jour ne paraît pas encore.
— On va vous juger.
— Et sur quoi ?
— Sur ce que vous avez voulu assassiner le Premier consul.
Enghien essaye de comprendre. On l’entend murmurer :
— Voyons, voyons...
Il se lève, s’habille...
— Il me semble que quelques heures plus tard vous auraient convenu, et à moi aussi. Je dormais si bien !
On traverse la cour détrempée. Le prince devine les détachements de grenadiers, cuirassiers, gendarmes, qui attendent l’arme au pied. Dans une petite pièce attenante au « tribunal », un capitaine interroge le prisonnier. Enghien raconte sa vie, reconnaît recevoir une pension de l’Angleterre – ses biens ne sont-ils pas confisqués par la République ? – et affirme n’avoir jamais été en contact avec Cadoudal et Dumouriez. Il n’a participé à aucun complot ; il combat à visage découvert. Quant à Pichegru le duc affirme ne pas le connaître.
— Je me loue de ne pas l’avoir connu, en pensant aux vils moyens dont il a voulu se servir... s’ils sont vrais.
Le bref interrogatoire terminé, on lui tend la plume. « Avant de signer le présent procès-verbal, écrit Enghien, je fais avec instance la demande d’avoir une audience particulière avec le Premier consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l’horreur de ma situation me font espérer qu’il ne refusera pas ma demande. »
Les juges délibèrent. Ne faut-il pas surseoir au procès afin de transmettre au Premier consul la demande légitime du prisonnier ? Réal devrait se trouver là ce soir, mais il dort toujours... Nul doute que le conseiller aurait transmis au maître la requête du prince. Il est permis de penser qu’après cette entrevue entre le soldat de Rivoli et celui de
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