Bonaparte
L’aide de camp du général Fririon s’avance :
— Madame, pourriez-vous m’indiquer, parmi ces gens, quel est le duc d’Enghien ?
La femme éclate en sanglots sans répondre : c’était la princesse Charlotte ! Les soldats, en désespoir de cause, entraînent avec eux un bourgeois d’Ettenheim et, arrivés au moulin, veulent le contraindre à dénoncer le prince. L’Allemand refuse de parler ; Enghien s’avance d’un pas :
— Laissez cet homme. C’est moi qui suis le duc !
Le jour est maintenant tout à fait levé. Une charrette est amenée. Le prince y prend place avec Grunstein. Celui-ci s’inquiète : « Parmi les documents saisis, ne s’en trouve-t-il pas qui puissent l’accabler ? »
— Rien de compromettant qu’on ne sache, réplique Enghien à mi-voix. Je me suis battu, mais, depuis huit ans, la France elle-même n’est qu’un champ de bataille. Je ne pense pas qu’ils veulent ma mort : ils me jetteront dans quelque forteresse...
Et, regardant la plaine du Rhin toute nimbée d’un brouillard matinal, il soupire :
— J’aurai de la peine à m’habituer à cette vie-là !
Arrivés au bac de Rhinau – il est déjà près de onze heures du matin – les prisonniers s’embarquent dans les bateaux plats amenés de Strasbourg par un détachement du génie. Au moment où les soldats poussent l’embarcation dans laquelle le prince, entouré de gendarmes, a pris place, un chien bondit à bord : c’est Mohilof, le carlin russe que la princesse Charlotte a donné au prince lorsqu’ils habitaient la Volhynie. Les gardes le repoussent à coups de botte... mais le chien se jette à l’eau et traverse le Rhin à la nage. Il suivra son maître jusqu’aux fossés de Vincennes.
— Dans le bateau, murmure un officier au duc d’Enghien, mettez-vous au milieu de mes soldats et, si vous savez nager, jetez-vous dans le Rhin ; personne ne tirera.
Mais Chariot fait entourer le prince par ses gendarmes.
C’est à Malmaison que Bonaparte apprend l’arrestation. Il reçoit un rapport précis du commandant Chariot, qu’il faut relire : « Le général Dumouriez, que l’on disait logé avec le colonel Grunstein, n’est autre que le marquis de Thumery qui occupait une chambre du rez-de-chaussée dans la même maison qu’habitait le colonel Grunstein ; je l’ai arrêté dans la maison où il avait couché. J’ai pris des renseignements pour savoir si Dumouriez avait paru à Ettenheim ; on m’a assuré que non, et je présume qu’on ne l’y a supposé qu’en confondant son nom avec celui du général Thumery. Le duc d’Enghien, à qui j’en ai parlé, m’a assuré que Dumouriez n’était point venu à Ettenheim ; qu’il serait cependant possible qu’il eût été chargé de lui apporter des instructions d’Angleterre, mais que, dans tous les cas, il ne l’aurait pas reçu, étant au-dessous de son rang d’avoir affaire à de pareilles gens ; qu’il estimait Bonaparte comme un grand homme, mais qu’étant prince de la maison de Bourbon il lui avait voué une haine implacable, ainsi qu’aux Français auxquels il ferait la guerre dans toutes les occasions... »
Ainsi Bonaparte a la preuve que le maréchal des logis Lamothe s’est lourdement trompé. Le Premier consul pourrait encore arrêter toute l’affaire, mais, irrité par la dernière ligne du rapport du commandant Chariot, il refuse de s’arrêter à la méprise commise par le gendarme. Il ne change rien à ses ordres. Quarante-huit heures plus tard, tandis que le duc d’Enghien quitte Strasbourg et roule vers Paris, un second courrier apporte à Malmaison les papiers saisis à Ettenheim. Des pièces prouvent que le duc se trouvait à la tête d’un réseau antirépublicain, assez paisible, il est vrai, mais ayant des ramifications jusqu’en France. La copie d’une lettre démontre que le prince a pensé à l’éventualité de la mort de Bonaparte : « Il est d’un grand intérêt pour moi de rester rapproché des frontières, écrit-il à son grand-père, car, au point où en sont les choses, la mort d’un homme peut amener un changement total. » Sans doute Enghien pense-t-il à la mort du dictateur sur un champ de bataille – il abhorre le poignard –, mais Bonaparte ne veut voir là qu’une allusion à la réussite des projets de Cadoudal. Le brouillon d’un long rapport adressé par le prince à sir Charles Stuart accuse le dernier des Condé :
« Le duc d’Enghien, écrit-il, sollicite des bontés
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