Bonaparte
toujours « l’Étranger ». Devant se rendre à Bastia pour obtenir le paiement de la redevance à sa mère, il rencontre quelques officiers de son régiment dont un bataillon a été détaché en Corse. Son aversion pour les « envahisseurs de sa patrie » – les stupéfie.
— Est-ce que vous useriez votre épée contre le représentant du Roi ? lui demande-t-on.
Il ne répond rien... et ce silence qui en dit long paraît à ses camarades comme un acquiescement. Ils trouvent l’esprit de Napoleone « si sec et si sentencieux pour un jeune homme de son âge » que, l’un d’eux déclarera : « Je n’eus jamais la pensée d’en faire un ami. » La figure de Buonaparte leur est peu agréable, et son caractère encore moins—
Après vingt mois de congé prolongé, le lieutenant Buonaparte rejoint le régiment de La Fère qui tient maintenant garnison dans la place forte d’Auxonne. Le lieutenant en second est plus pauvre que jamais car il essaye d’envoyer à sa mère quelques louis tous les mois. Pour épargner, il loue la chambre la plus modeste qu’il puisse trouver dans le pavillon sud où logent les officiers subalternes. Après la chambre n° 16, escalier 1, il y occupera la chambre n° 10, escalier 3, meublée d’un « châlit à colonnes, sa paillasse et ses tringles », de quelques chaises en paille, d’un vieux fauteuil et d’une petite table. Il n’y a que deux serviettes et une seule paire de draps. À notre époque, les quatre murs de la pièce ont été classés « monument historique ».
Payer son dîner qu’il prend avec des Mazis chez le traiteur Dumont, pose toujours autant de difficulté. Il est servi à trois heures. S’asseoir à une table à heure fixe, commander les plats et, surtout, consacrer plus de dix minutes à un repas, c’est trop demander à Buonaparte. Bien souvent, complètement désargenté, il se contente pour quelques sols de dîner avec des « gaudes » – de la bouillie de maïs – que lui prépare une paysanne du cru. Le matin, un morceau de pain lui suffit. Il doit cependant s’habiller décemment et l’on a retrouvé cette note du « sieur Riaute », tailleur :
« Doit, M. de Buonaparte :
« fait culotte de drap 2 livres.
« deux caleçons 1 livre, 4 sols.
« fait redingote bleue 4 livres.
« bordure 1 livre.
Il emploie toutes ses heures de liberté à travailler sans débrider, soucieux de rattraper ses nombreux mois de congé. En dehors de sa besogne militaire et des travaux techniques qu’il pousse au-delà de ce qui est exigé, il comble ses loisirs en écrivant une Histoire de la Corse et une Dissertation sur l’autorité royale dans laquelle on peut lire cette phrase, qui ne manque pas de piquant quand on connaît la suite :
« Il n’y a que fort peu de rois qui n’eussent pas mérité d’être détrônés. »
On possède encore de lui un Dialogue sur l’amour, sentiment qu’il considère comme « nuisible à la société ». En quelques mois, il dévore, en les commentant et en les analysant, plus de trente volumes. Ouvrages d’Histoire, ancienne et classique, traités d’économie et de politique qu’il emprunte ou – jour béni – qu’il peut parfois acheter. Aussi ce séjour à Auxonne aura-t-il pour sa formation, ses goûts, ses idées, une importance considérable. « Pour ne pas faire tache parmi mes camarades, racontera-t-il, je vivais comme un ours, toujours seul dans ma petite chambre avec mes livres, mes seuls amis... Quand, à force d’abstinence, j’avais amassé deux écus de six livres, je m’acheminais avec une joie d’enfant vers la boutique d’un libraire qui demeurait près de l’évêché. Souvent, j’allais visiter ses rayons avec le péché d’envie. Je convoitais longtemps avant que ma bourse me permît d’acheter. Telles ont été les joies et les débauches de ma jeunesse. »
L’une de ses rares distractions sera de faire, avec des Mazis, un voyage à pied vers le Creusot. Après quelques heures de marche, Buonaparte, des ampoules aux pieds, déclare qu’il ne peut faire un pas de plus. Aussi les deux jeunes gens décident-ils de louer des chevaux. À Chagny, ils passent une soirée fort agréable dans la famille d’un camarade de Napoleone, comme lui élève de Brienne, qui les reçoit à merveille. Buonaparte aimait à se rappeler son voyage sentimental ; il fut même tenté de l’écrire à la façon de Sterne. Devenu empereur et se promenant un jour avec des Mazis dans les jardins de
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