Bonaparte
avant tout d’obtenir une indemnité de trois mille cinquante livres pour la greffe de la plantation de mûriers aux Milelli, maison de campagne des Buonaparte. Aussitôt, le jeune officier assiège les bureaux et signe pétition sur pétition. Bien sûr il y a l’oncle, l’archidiacre Lucien, qui pourrait aider le clan, mais, d’une rare avarice, l’archidiacre se refuse même à faire les quelques réparations nécessaires pour rendre habitables les Milelli.
— De l’argent, déclare-t-il à son neveu, mais tu sais bien que je n’en ai plus et que les expéditions de ton père ne m’ont rien laissé.
Buonaparte doit, pour son oncle, demander une consultation par lettre au docteur Tissot – il souffre surtout d’avoir soixante-dix-neuf ans – et trace un portrait savoureux du bonhomme : « N’ayant presque pas eu de maladies dans le cours de sa vie, je ne dirai pas comme Fontenelle, qu’il avait les deux grandes qualités pour vivre : bon corps et mauvais coeur ; cependant, je crois qu’ayant un penchant pour l’égoïsme, il s’est trouvé dans une situation heureuse qui ne l’a pas mis dans le cas d’en développer toute la force. »
Le docteur Tissot ne réussit pas plus à rendre une jeunesse au vieil oncle qu’à guérir ce « mauvais coeur »... La bourse de l’archidiacre demeure fermée et la situation de la famille devient catastrophique.
Aussi Buonaparte demande-t-il « pour le rétablissement de sa santé » une prolongation de congé « de cinq mois et demi à compter du 16 mai 1787, avec appointements, vu son peu de fortune et une cure coûteuse ». On le lui accorde. À cette époque, les officiers se trouvaient aussi souvent à leurs corps que dans leurs foyers...
Les semaines puis les mois passent. L’intendant de la Corse, lorsqu’on lui parle de verser des indemnités, oppose la force d’inertie. Assurément, c’est à Versailles ou à Paris qu’il faut s’adresser ! Aussi, le 12 septembre 1787, après une année de séjour en Corse, Napoleone quitte Ajaccio. Il muse en cours de route car c’est seulement le 9 novembre qu’il arrive à Paris, où il descend à l’Hôtel de Cherbourg, rue du Four Saint-Honoré. L’hôtel est tenu par un sieur Védrine qui donne à l’officier la chambre n° 9, située au troisième étage. La maison est aujourd’hui démolie mais Lenotre a pu encore monter l’escalier qui s’éclairait « pauvrement sur un puits d’air creusé entre quatre murailles noires où s’ouvraient d’étroites fenêtres ».
On voit à cette époque le jeune lieutenant en second, la face glabre, sillonnée de rides prématurées, l’habit flottant autour d’un corps amaigri, se diriger aux heures des repas vers la maison du traiteur de la rue de Valois qui a pour enseigne : Aux Trois Bornes, à moins qu’il n’aille dîner, à cinq ou six sous la portion, dans une autre gargote située passage des Petits Pères. Gêné par la modicité de son addition, il enveloppe sa monnaie dans la « carte payante » du restaurant et la porte lui-même à la caisse sans prononcer une seule parole.
En dehors des heures de repas et de ses visites aux ministères où il quémande sans se lasser pour les mûriers et les pépinières de sa mère, il sort peu et écrit. Entre autres, il fait l’ébauche d’un roman dont l’action se situe en Corse :
« J’ai à peine atteint l’âge de l’aurore des passions, déclare-t-il, et cependant je manie le pinceau de l’histoire... mais peut-être, pour le genre d’écrits que je compose, c’est la meilleure situation d’âme et d’esprit... La vénalité de l’âge viril ne salira pas ma plume, je ne respire que la vérité... »
À la tombée de la nuit, le jeune lieutenant va parfois faire quelques pas pour se délasser dans les jardins du Palais-Royal tout proches. Un soir, le jeudi 22 novembre, sous les arcades scintillantes, il rencontre une fille qui sera son initiatrice... Il le racontera lui-même – et il faut ici lui laisser la parole :
« Je sortais des Italiens et me promenais à grands pas sur les allées du Palais-Royal. Mon âme, agitée par les sentiments vigoureux qui la caractérisent, me faisait supporter le froid avec indifférence ; mais l’imagination refroidie, je sentais les rigueurs de la saison et gagnais les galeries. J’étais sur le seuil de ces portes de fer quand mes regards errèrent sur une personne du sexe. L’heure, la taille, sa grande jeunesse ne me firent pas
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