Bonaparte
toujours un déraciné, et, certains soirs où la mélancolie et les idées de mort s’abattent sur lui et lui étreignent le coeur, il pense avec nostalgie à l’île vers laquelle volent toujours ses pensées. Découragé, il rédige ce texte : « Quand j’arriverai dans ma patrie, quelle figure faire ? Quel langage tenir ? Quand la patrie n’est plus, un bon citoyen doit mourir. Si je n’avais qu’un homme à détruire pour délivrer mes compatriotes, je partirais au moment même, et j’enfoncerais dans le sein des tyrans le glaive vengeur de la patrie et des lois violées. La vie m’est à charge parce que je ne goûte aucun plaisir et que tout est peine pour moi. Elle m’est à charge parce que les hommes avec qui je vis et vivrai probablement toujours ont des moeurs aussi éloignées des miennes que la clarté de la lune diffère de celle du soleil. Je ne peux donc pas suivre la seule manière de vivre qui pourrait me faire supporter la vie, d’où s’ensuit un dégoût pour tout. »
Enfin une lueur d’espoir : le 12 août 1786, il obtient son congé de semestre qu’il décide de passer en Corse. La Corse qu’il a quittée lorsqu’il avait neuf ans ! Et il va en avoir dix-sept ! Enfin, après plus de sept années d’absence, il va revoir la ville toute claire au soleil, étagée au bord de son golfe bleu et au coeur de sa couronne de montagnes. Malheureusement, ce même 12 août, il doit partir avec sa compagnie pour Lyon où des grèves ont éclaté.
Il sera logé, jusqu’à la fin d’août, chez des bourgeois lyonnais qui seront aux petits soins pour lui. Trop de soins, s’il faut l’en croire... Aussi propose-t-il à l’un de ses camarades d’échanger leurs logements :
— Je suis dans un enfer, gémit-il, mes hôtes ne me laissent ni entrer ni sortir sans m’accabler de prévenances. Je ne puis être seul un moment.
— Je voudrais bien être à ta place...
— Eh bien ! Changeons !
Il va alors habiter chez Mme Yves Blanc. Il est souffrant durant ce séjour. Heureusement une certaine Mlle Agier veille sur lui. Rétabli, nul obstacle ne s’opposant à son départ, il quitte Valence le 31 août, et fait ses adieux à Mlle Bou.
— Vous et mon père êtes logés là, lui dit-il en montrant son coeur. Dans cette place, les souvenirs ne changent pas de garnison.
Le lendemain, 1 er septembre, le jeune officier passe par Aix où il embrasse son oncle Fesch et son frère Joseph. Il gagne ensuite Marseille où après un séjour place des Augustins, chez le négociant Allard, il s’embarque sur le « bateau de poste » qui va le conduire – le 15 septembre – jusqu’à Ajaccio.
Quelle joie pour Letizia de serrer dans ses bras le cher « petit Nabulio » revêtu de son bel habit bleu doublé de rouge ! C’est le premier Corse devenu officier du roi ! Il fait la connaissance des enfants nés en sa longue absence : Paolina ou Paoletta – la future princesse Pauline – Maria Annonciata – ou Carolina – qui deviendra un jour Caroline, reine de Naples, et Girolamo – Jérôme – qui n’a que deux ans et sera roi de Westphalie.
Il trouve sa famille aussi francophobe qu’il l’est lui-même – et tout le clan de communier dans une véritable haine contre « l’occupation française ». Cependant, M. le lieutenant en second découvre une Corse qui lui apparaît d’autant plus pauvre et attardée qu’il connaît maintenant plusieurs villes de France. Il parcourt toute l’île, habillé comme les gens du pays et errant avec les paysans dans le maquis. Mais il les estime trop soumis, acceptant la colonisation française avec une résignation qui le déçoit un peu.
— De ce moment, racontera-t-il à Alexandre des Mazis, j’ai commencé à être désabusé sur l’amour de la liberté que je croyais trouver dans les coeurs corses.
Lorsqu’il ne flâne pas à travers la campagne, il continue à dévorer tous les livres qui lui tombent sous la main. Il lit à haute voix Rousseau, Montesquieu, Montaigne, Corneille, Racine ou Voltaire. Dans sa petite bibliothèque sont réunies, traduites en français, les oeuvres de Plutarque, de Platon, de Cicéron, de Cornélius Nepos, de Tite-Live, de Tacite.
Cependant la maisonnée de la rue Malerba se débat dans une gêne proche de la misère. Toutes les entreprises de Charles n’ont laissé à sa mort que des dettes. Letizia remet entre les mains de « l’arrière-cadet » la défense des intérêts de la famille. Il s’agit
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