Bonaparte
vous donnera mes fusils... Entends-tu Roustam ?
— Sire, je ne pourrai pas me servir des fusils de Votre Majesté.
— Pourquoi ça, charlatan ?
— Parce que je suis gaucher.
— Ça ne fait rien, je veux que vous veniez, ce serait trop tard pour faire venir vos fusils.
S’il ne se prépare point pour la chasse, sitôt habillé, il pénètre dans son cabinet de travail d’où partent des ordres destinés aux quatre coins de l’Europe. La vue de l’unique fenêtre domine le jardin. En se penchant un peu, on voit les berges de la Seine « peuplée de lavoirs ». Face à la fenêtre se trouve une grande bibliothèque vitrée au milieu de laquelle une horloge à balancier égrène les heures. L’Empereur travaille, le dos à la cheminée, sur un bureau d’acajou à cuivres dorés – le meuble a été dessiné par lui et a la forme d’un violon. Il lacère – ici aussi – les bras de son fauteuil de coups de canif, et essuie sa plume aux manches de son habit. En face de lui une console divisée en casiers destinés aux dossiers. Sur le marbre s’alignent « les livres nouveaux de la semaine ».
Le secrétaire intime, « silencieux comme un meuble », se tient à une petite table placée dans l’embrasure de la fenêtre. Le supplice commence pour le malheureux. Napoléon dicte d’abord assis, puis au fur et à mesure que les idées affluent, que ses pensées se précipitent – sans se heurter – il se lève et reprend son légendaire va-et-vient. « Cette promenade, rapporte Méneval, durait pendant tout le temps de sa dictée. Sa parole était grave, accentuée, mais n’était interrompue par aucun repos. À mesure qu’il entrait dans son sujet, l’inspiration se faisait sentir. Elle se décelait par un ton plus animé et par une espèce de tic qui consistait dans un mouvement du bras droit qu’il tordait, en tirant avec la main. » Il dicte avec une effarante rapidité. Il faut saisir à la volée, sauter des mots, les remplacer par des blancs que l’on remplira plus tard. Il écorche tous les noms, ou les transforme : Salamanque devient Smolensk ou l’Ebre, l’Elbe...
— Écrivez !
Il passe d’un sujet à un autre. Mais, chacun de ses secrétaires a fini par connaître ses manies, ses tours de phrase, ses expressions favorites, ce que le baron Fain appelle l’idée dominante du moment. On la retrouve dans toutes ses lettres et dans toutes ses conversations du jour.
« Napoléon écrivait rarement lui-même. Écrire était une fatigue pour lui. Sa main ne pouvait suivre la rapidité de ses conceptions. Il ne prenait la plume que quand, par hasard, il se trouvait seul, et qu’il avait besoin de confier au papier le premier jet d’une idée. Mais après quelques lignes, il s’arrêtait et jetait la plume... « Son écriture était un assemblage de caractères sans liaison et indéchiffrables. La moitié des lettres manquaient aux mots. Il ne pouvait se relire, où il ne voulait pas en prendre la peine... »
Un jour, l’Empereur fait demander au cabinet du ministre de la Guerre « une belle main » pour venir remplacer l’un de ses secrétaires habituels, absent pour cause de maladie. Berthier ordonne une dictée et, l’épreuve terminée, l’un des attachés est désigné. Il part tout ému et envié par ses camarades, et revient sans chapeau, sans gants, les cheveux en désordre, tremblant de tous ses membres... Enfin il parvient à parler, et raconte tout haletant encore : « Admis chez l’Empereur, il l’avait trouvé seul, marchant à grands pas dans son cabinet. Napoléon, toisant d’un coup d’oeil son nouveau secrétaire, lui avait désigné la chaise et le bureau placés dans l’embrasure de la fenêtre : « Mettez-vous là. » Puis il avait repris sa promenade sans plus s’occuper de lui, gesticulant, grommelant çà et là quelques phrases entrecoupées, « qui ressemblaient à des jurons », et parfaitement inintelligibles. Il paraissait être de fort maussade humeur. L’attaché, très mal à l’aise, le suivait furtivement des yeux, n’osant tourner la tête, le front bas, retenant son souffle et attendant un ordre.
« L’Empereur marcha ainsi durant une demi-heure, grondant à part soi des mots que l’autre, par discrétion, tâchait de ne pas saisir. Enfin, traversant la pièce à grands pas, Napoléon se rapprocha subitement ; le jeune homme, le cou rentré dans les épaules, sentit le dieu tout près de lui, contre sa chaise.
— Relisez-moi ça,
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