Bonaparte
ordonna l’Empereur.
— Relire quoi, sire ?
— Ce que je viens de dicter.
— Di... dicter ? balbutia le malheureux ; je ne savais pas... je n’ai rien écrit... je croyais...
« La foudre tombant sur les Tuileries et renversant le vieux palais eût causé au pauvre garçon moins d’effroi que le cri de colère qui trancha net sa phrase. Comme un homme échappé à une grande catastrophe, il ne s’était d’ailleurs rendu compte de rien et n’en pouvait dire davantage. Il s’était trouvé dehors, avait traversé Paris, tout courant, se dirigeant d’instinct vers le ministère, n’ayant qu’une idée : échapper au danger, se mettre à l’abri, se réfugier parmi ses camarades. Il en fut malade pendant cinq jours ; jamais, au reste, il n’entendit parler de l’aventure et ne remit plus les pieds aux Tuileries ; de toute sa vie, qui fut longue, il lui fallut se faire violence pour traverser le jardin, et trente ans après que Napoléon fut mort à Sainte-Hélène, l’ancien attaché n’apercevait pas de loin les dômes du Château sans être saisi d’un petit frisson rétrospectif {33} . »
Parfois, entre deux dictées, l’Empereur va s’étendre sur la causeuse placée près de la cheminée. Il ferme les yeux et réfléchit :
— Quand je médite, avoue-t-il, je suis dans une agitation tout à fait pénible. Je suis comme une fille en couches.
Mais, extérieurement, il semble somnoler.
— Si je parais toujours prêt à tout, à faire face à tout, explique-t-il un jour à Roederer, c’est qu’avant de rien entreprendre, j’ai longtemps médité, j’ai prévu ce qui pourrait arriver. Ce n’est pas un génie qui me révèle tout à coup en secret ce que j’ai à dire et à faire dans une circonstance inattendue pour les autres, c’est la méditation.
Ce premier travail terminé, il commence sa vie de souverain. Sortant de ce qu’il appelle son « intérieur », il passe dans son salon, ancienne chambre de la reine Marie-Thérèse, femme de Louis XIV, puis de Madame Royale, fille de Louis XVI. On introduit les grandes entrées, ceux qui, par leur charge ou par faveur spéciale, ont obtenu ce droit. « Bien des gens, écrira Bausset sous la Restauration, qui semblent aujourd’hui l’avoir oublié, attachaient alors un très grand prix à l’usage d’une si flatteuse distinction. » Il adresse la parole à chacun – ce que ne faisaient point les rois – puis, la tournée terminée – il est alors neuf heures et demie – se retire pour prendre son déjeuner. Le préfet du palais le précède dans le salon où le repas est servi par le premier maître d’hôtel. Comme autrefois le roi, l’Empereur mange seul sur un petit guéridon en bois d’acajou recouvert d’une serviette. Souvent, le déjeuner ne se prolonge pas au-delà de huit minutes... Mais lorsqu’il éprouve le besoin de « fermer son cabinet », comme il l’annonçait, le déjeuner peut durer assez longtemps. « Et alors, nous rapporte Bausset, rien n’égalait la douce gaieté et le charme de sa conversation. Ses expressions étaient rapides, positives et pittoresques. J’ai dû à ce moment de mon service les heures les plus agréables de ma vie. »
Parfois, sur la proposition de Bausset, tout en déjeunant, il reçoit des savants ou des artistes, mais ne va pas, comme Louis XIV, jusqu’à prier l’un d’eux de partager son repas. Monge, Berthollet, Denon, David, Gérard, Isabey, Fontaine, ont ainsi regardé manger le maître. À Talma, qu’il a vu interpréter Jules César, il donne, entre deux bouchées, des conseils de simplicité :
— Vous fatiguez trop vos bras. Les chefs d’empire sont moins prodigues de mouvements ; ils savent qu’un geste est un ordre, qu’un regard est la mort ; dès lors ils ménagent le geste et le regard... II est aussi un vers dont l’intention vous échappe ; vous le prononcez avec trop de franchise :
Pour moi qui tiens le trône égal à l’infamie...
César ne dit point là ce qu’il pense. Ne faites pas parler César comme Brutus. Quand l’un dit qu’il a les rois en horreur, il faut le croire ; mais non pas l’autre. Marquez cette différence.
Au cours de son repas, il appelle également près de lui ses neveux et nièces. Eux seuls s’asseoient parfois à sa table. Un jour que les deux fils d’Hortense déjeunent avec lui, on sert au petit prince Louis, âgé de trois ans et demi, un oeuf à la coque. Napoléon lui fait tourner la tête en lui
Weitere Kostenlose Bücher