Bonaparte
lui enverra plus de lettres enflammées...
Le Directoire s’inquiétait chaque jour davantage.
« Vous êtes plus heureux que le peuple français, vous pouvez arriver à la liberté sans les révolutions et les crimes, écrira Bonaparte, le 1 er janvier 1797, aux députés italiens réunis à Ferrare. »
On devine quelle sera la réaction des cinq directeurs – tous régicides – en lisant ces lignes. Le mot « crime » aura bien du mal à passer... Ils en ont maintenant la certitude. Bonaparte veut être le maître – et le maître absolu – même hors le champ de bataille.
Déjà, on s’en souvient, le 8 octobre, il avait traité de « très mauvais » le système politique ordonné par le Directoire en Italie et, afin qu’il ne puisse y avoir aucune ambiguïté, Bonaparte précisait encore : « Toutes les fois que votre général en Italie ne sera pas le centre de tout, vous courrez de grands risques... On n’attribuera pas ce langage à l’ambition. »
Il les avait quelque peu apaisés en leur rappelant la semaine suivante que la seule campagne d’été lui avait permis d’envoyer vingt millions vers Paris – en dépit de nombreuses « impostures de la Trésorerie ». Il leur faisait miroiter, en outre, la perspective de voir l’Italie « en produire le double », si on lui laissait les coudées franches.
L’image de ce pactole, passé et futur, ne parvenait point à apaiser les craintes du Directoire. Il estima que pour mettre fin à la dictature du nouveau proconsul, rien ne vaudrait mieux que la paix. Ainsi les raisons de l’indépendance politique exigée par le général en chef de l’armée d’Italie se trouveraient supprimées. C’est pourquoi le gouvernement chargea l’élégant général Clarke d’une double mission : d’abord négocier dès que possible l’arrêt des hostilités avec l’Autriche, ensuite contenir les ambitions de celui qui, au Luxembourg, faisait trembler les cinq rois. Fort heureusement, à Turin, Clarke rencontra quelques difficultés pour obtenir un passeport lui permettant de gagner Vienne et il n’eut d’autre ressource que de se rendre à Milan où son séjour allait surtout lui permettre de découvrir Bonaparte.
Il en était resté au petit protégé de Barras sorti des pavés de Vendémiaire. Aussi n’avait-il pour cet ambitieux qu’une estime médiocre ! Soudain Clarke se trouve en présence d’une manière de César, parlant de son armée et de sa politique, légiférant entre deux victoires, organisant ses conquêtes, créant des républiques-soeurs, changeant ses plans avec une extrême promptitude « lorsque les circonstances imprévues le commandent », dictant, tout en combattant, trente lettres ou ordres par jour. Il paraît à l’homme de confiance du Directoire aussi extraordinaire à la tête de ses commis que, l’épée à la main, lorsqu’il semble dicter à l’ennemi jusqu’à ses propres mouvements. À Clarke qui s’étonne de rencontrer une telle dualité chez le même homme, il aurait pu expliquer, comme il le dira plus tard :
— Qu’est-ce qui fait la force d’un général ? Ses qualités civiques, le coup d’oeil, le calcul, l’esprit, les connaissances administratives, l’éloquence et enfin la connaissance des hommes : tout cela est civil !
Après quelques jours, Clarke, véritablement fasciné, commence à comprendre les raisons de l’admiration montant vers le général victorieux, ainsi que l’extraordinaire ascendant qu’il exerce sur « tous les individus qui composent l’armée républicaine ». Il est assurément le maître absolu de ceux qui l’entourent. Tout part de lui et tout converge vers lui ! Sans doute joue-t-il au proconsul, mais Clarke, bien que peu républicain, ne l’en estime pas moins « l’homme de la République » et « sans autre ambition que celle de conserver la gloire qu’il s’est acquise ».
Le visiteur se trompe assurément en affirmant que jamais Napoléon ne sera « dangereux à son pays », c’est-à-dire au régime – Brumaire prouvera le contraire –, mais Clarke possède un don de voyance lorsqu’il remarque que Bonaparte ne pourrait devenir « l’homme d’un parti ». Napoléon ne semble pas plus appartenir aux royalistes qui le calomnient, qu’aux anarchistes qui auraient peut-être bien voulu en faire leur homme, mais que l’ancien lieutenant en second, nommé à ce grade par Louis XVI, n’aime guère. Il est lui-même, il est coulé en un moule à
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