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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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terres en
direction de Chiclana. Ordinairement, les Français ne bombardent pas à cette
heure-là, mais on ne sait jamais. En général, ils tirent sur l’Île quand il y a
un combat sérieux sur un point du front ou, fréquemment, la nuit. Beaucoup de
gens vivent terrés dans les celliers ou les caves des maisons qui en disposent.
Celle des Mojarra n’en fait pas partie ; quand les bombes tombent à
proximité, le seul moyen d’être en sécurité est de se réfugier dans le couvent
du Carmel, à San Francisco ou dans l’église paroissiale qui a d’épais murs de
pierre. Cela, quand on a le temps. Si les bombes arrivent à l’improviste, il
n’y a plus qu’une solution, se coller contre un mur en serrant les enfants dans
ses bras et prier.
    La femme de Mojarra – chignon noir mal ajusté, peau
abîmée, seins affaissés sous la chemise de toile grossière – a entendu,
elle aussi, le lointain coup de canon. Elle apparaît à la porte en s’essuyant
les mains à son tablier et regarde du côté de Chiclana. Elle ne montre pas de
peur, juste de la résignation et de la fatigue. D’un coup d’œil muet, son mari
la fait rentrer.
    — On pourrait faire ça dans cinq jours, dit Curro
Panizo en baissant la voix. Quand il n’y aura pas de lune et qu’il fera nuit
noire.
    — Ils l’auront peut-être changée de place.
    — Elle y est à demeure, amarrée au petit môle. Ils s’en
servent pour prendre l’étier en enfilade et tirer contre la batterie anglaise
de San Pedro… C’est un déserteur que nous avons cueilli en revenant qui nous
l’a dit : il s’était caché dans la lagune de la Pelona en attendant qu’il
fasse nuit pour passer de ce côté à la nage.
    — Et tu dis que la chaloupe a un canon ?
    — Nous l’avons vu. Un gros. De 6 à 8 livres, a dit
le gabacho.
    Fumée de tabac roulé, nouveau tour du cruchon. Ils
s’observent mutuellement, graves. Tous savent de quoi ils parlent.
    — Trois, c’est peu.
    — Je viendrai avec mon garçon, dit Panizo.
    Le garçon a quatorze ans. Il s’appelle Francisco, comme son
père : et avec les mêmes diminutifs, Curro, Currito. Intelligent et vif
comme un écureuil des pinèdes. Trop jeune pour s’enrôler dans les chasseurs, il
accompagne son père de temps en temps en reconnaissance dans les étiers. Pour
l’heure, il est assis à trente pas, sur la berge du Saporito, une ligne à la
main, en tâchant de pêcher quelque chose. Panizo lui a dit de rester là et de
ne pas les déranger avant qu’on l’appelle. Même s’il est assez âgé pour risquer
sa vie, il ne l’est pas assez pour assister à des conversations d’hommes. Ni
pour avoir droit au cruchon et au tabac.
    — En plus, nous serions trop repérables, fait valoir le
beau-frère Cárdenas. Les Anglais pourraient nous tirer dessus depuis la
batterie de San Pedro, ou les nôtres depuis Maseda… Ou au retour, s’ils nous
prennent pour des gabachos.
    — Quatre, c’est bien, conclut Mojarra. Nous, et le
gamin.
    Panizo compte sur ses doigts.
    — Et puis ça fait un compte rond : cinq cents
douros pour chacun.
    Le beau-frère Cárdenas jette un regard interrogateur à
Mojarra, mais celui-ci ne bronche pas. Le garçon prendra les mêmes risques que
les autres, et c’est donc bien ainsi. Entre Curro Panizo et lui, le mot ami n’est pas seulement un mot.
    — On doit pouvoir le faire, dit-il.
    Le dernier tour a vidé le cruchon. Le saunier se lève, le prend
par le col et entre dans la maison pour le remplir. Le vin est mauvais,
âpre ; mais c’est le seul qu’il y a. Il réchauffe le ventre et stimule
l’esprit. Près du foyer éteint sous la hotte de la cheminée, Manuela Cárdenas,
la femme, prépare le repas, aidée par une fille de onze ans : un sobre
gaspacho avec une gousse d’ail, des morceaux de piment séché pilés dans un
mélange d’huile, de vinaigre, d’un peu d’eau et de pain. Deux autres
filles – une de huit ans et une de cinq – jouent par terre avec des bouts
de bois et une pelote de ficelle, à côté de la belle-mère, une vieille à demi
impotente qui somnole sur une chaise près de la jarre d’eau. L’aînée, Mari Paz,
est toujours femme de chambre à Cadix, chez les dames Palma. Avec ce qu’elle
apporte et les rations que son père reçoit de la compagnie de chasseurs, dans
cette maison on peut manger et boire.
    — Ce sont cinq mille réaux, chuchote Mojarra quand il
est près de sa femme.
    Il sait qu’elle a tout

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