Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
aussi bien s’agir d’un anglais, se dit Pepe
Lobo, bien qu’aucune information récente ne fasse état de la présence d’un de
leurs navires dans le Détroit. En tout cas, il n’est pas disposé à prendre des
risques. Le cotre corsaire est rapide ; mais le Français, si c’est lui,
l’est beaucoup plus. Surtout avec le vent de travers et au largue, comme ce sera
le cas s’il a l’intention de lui donner la chasse. Il a aussi une plus grande
puissance de feu : douze canons de 6 livres, c’est quatre de plus que
la Culebra. Et il a davantage d’hommes à bord.
— Ohé, le pont ! crie la vigie. C’est le brigantin
français !
Lobo ne se le fait pas répéter.
— Débordez la grand-voile, larguez tout à l’avant,
bâbord amure !
La chaloupe est déjà à bord, ruisselante d’eau. Les hommes
de l’équipe d’abordage ont laissé leurs armes et l’arriment sur ses cales à
l’arrière du mât, sous la bôme, pendant que Maraña donne des ordres à l’avant
et que le maître d’équipage Brasero expédie les retardataires à leur poste. Un
murmure de déception parcourt le navire. Déconcertés au début, conscients à la
fin du danger qui fond sur eux, les hommes courent pour larguer les candelettes
de la grand-voile, qui se déploie avec un battement sonore de toile libérée
pendant qu’à l’avant le grand foc et la trinquette montent sur les étais,
écoutes filées, avec de grands claquements.
— Bordez la grand-voile ! Bordez tout à
l’avant !
Les hommes tirent sur les écoutes à tribord, et le cotre
gîte de plusieurs virures sur ce bord au moment où le vent s’engouffre dans les
voiles et les tend. Pepe Lobo, qui est resté près de la barre, tient lui-même
celle-ci pour amener le repère du compas situé sur la descente à l’ouest quart
sud-ouest, puis répète le cap à l’Écossais, le premier timonier, en lui
remettant la barre. D’un coup d’œil, il vérifie que les voiles reçoivent bien
le vent et que le cotre, entraîné comme un pur-sang par la toile déployée
autour de son mât unique, fend la mer et gagne de la vitesse pendant que les
hommes achèvent de border les écoutes et de les tourner à leurs taquets.
— C’est un sacré paquet d’argent qu’on laisse là-bas,
grogne le timonier.
Il jette – comme son commandant et comme tous à
bord – des regards frustrés en direction de la prise abandonnée. Sa route
conduit la Culebra à passer à portée de pistolet de l’autre
navire ; une distance suffisante pour que les corsaires puissent apprécier
d’abord la stupeur et ensuite la joie de son équipage qui, en comprenant ce qui
se passe, adresse aux fuyards des cris goguenards, des bras d’honneur et
d’autres gestes obscènes. Et Pepe Lobo, avec un pincement au cœur tandis qu’ils
s’éloignent du chamberquin, a une dernière vision du capitaine ennemi en train
d’agiter ironiquement son chapeau, en même temps qu’à la flèche du mât
d’artimon se déploie de nouveau le pavillon français.
— On ne peut pas toujours gagner, commente Ricardo
Maraña, qui est revenu à la poupe et s’adosse à la lisse sous le vent avec son
flegme habituel, les pouces passés dans la ceinture qui porte encore le sabre
et les deux pistolets.
Pepe Lobo ne répond pas. Il plisse les yeux pour les
protéger du soleil et observe attentivement la surface de la mer et la flamme
qui, au sommet du mât, indique la direction du vent apparent. Le corsaire
s’absorbe dans des calculs de cap, de vent et de vitesse, traçant dans sa tête,
avec la même clarté que sur une carte marine, le zigzag de droites, d’angles et
de milles qu’il se propose de parcourir dans les prochaines heures, afin de
mettre la plus grande quantité d’eau possible entre le cotre et le brigantin
qui, à coup sûr, dès qu’il aura identifié la prise libérée et se sera assuré de
sa récompense, continuera la chasse. Si c’est, comme il semble, celui que les
Français ont entre Barbate et la barre du Guadalquivir, il s’agit d’un navire
rapide de huit cents pieds de long et deux cent cinquante tonneaux. Cela
suppose une vitesse de dix, voire onze nœuds par vent frais de travers ou grand
largue ; une allure supérieure à celle du cotre, qui, avec le même cap et
le même vent, ne dépasse pas les sept ou huit nœuds. Son seul avantage est
qu’il navigue mieux que l’autre à la bouline : sa grand-voile aurique
permet, dans ce cas, de serrer davantage
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