Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Au moins, comme l’a dit Maraña, c’est le côté positif. La chasse
poursuite demande beaucoup d’heures. Et la Culebra court comme un
lièvre.
Et maintenant, murmure-t-il avec hargne, attrape-moi si tu
peux. Salaud.
*
Cliquetis des fuseaux, froissement de la soie et frou-frou
des robes sur les chaises et le sofa aux bras recouverts de dentelle. Verres de
vin doux, chocolats et pâtes de fruit sur la petite table des goûters. Sous la mesa
camilla dont les jupes sont relevées, un brasero de cuivre chauffe la pièce
en répandant un parfum de lavande. Décorant les murs tapissés de rouge foncé,
un grand miroir, des estampes, des assiettes peintes et quelques bons tableaux.
Parmi les meubles se détachent une commode chinoise laquée et une cage
enfermant un cacatoès. Par les larges baies vitrées des deux balcons, on
aperçoit les arbres du couvent San Francisco que dore le soleil de fin
d’après-midi.
— On dit que nous avons perdu Sagonte, dit Curra
Vilches, et que Valence peut tomber.
Dona Concha Solís, la maîtresse de maison, sursaute en interrompant
un instant son ouvrage.
— Dieu ne le permettra pas…
C’est une grosse femme qui dépasse la soixantaine. Cheveux
gris en chignon tenu par des épingles. Pendants d’oreilles et bracelet en jais,
fichu de laine noir sur les épaules. Un rosaire et un éventail, posés sur la
petite table.
— C’est impossible qu’il le permette, répète-t-elle.
Près d’elle, Lolita Palma – robe marron sombre à col
bordé de dentelle blanche – boit une gorgée de mistelle, pose le verre sur
un plateau et reprend la broderie dont elle tient le canevas au creux de sa
robe. Pour la femme quelle est, fil, dé à coudre, aiguille et ouvrages de dame
sont des activités domestiques qui ne s’accordent ni avec son caractère, ni
avec sa position sociale ; mais elle a pour habitude de rendre visite à sa
marraine, dans sa maison de la rue de la Teinture, deux fois par mois, quand
elle réunit ses amies autour de la table à ouvrage, pour broder et faire de la
dentelle au fuseau. Aujourd’hui sont également présentes la fille et la bru de
doña Concha – Rosita Solís et Julia Algueró, enceinte de cinq mois –,
et une Madrilène grande et blonde du nom de Luisa Moragas, réfugiée à Cadix
avec sa famille qui a loué l’étage supérieur de la demeure. La réunion est
complétée par doña Pepa Alba, veuve du général Alba, qui a trois fils
militaires.
— Les choses ne vont pas bien, poursuit Curra Vilches
entre deux points, avec son franc-parler habituel. Notre général Blake a été
battu par les Français de Suchet, et son armée dispersée. Il est fortement à
craindre que tout le Levant ne tombe aux mains des Français… Et comme si ça ne
suffisait pas, l’ambassadeur Wellesley, qui se comporte très mal avec les
Cortès, menace de retirer les troupes anglaises : celles de Cadix et
celles de son petit frère, le duc de Ouelligtone.
Lolita Palma, qui garde un silence prudent, sourit. Son amie
parle avec une assurance et une autorité dont auraient bien besoin certains
généraux. On dirait qu’elle passe son temps au milieu des obusiers et des roulements
de tambour, comme une accorte cantinière.
— J’ai entendu dire que les Français menacent aussi
Algésiras et Tarifa, ajoute Rosita Solís.
— C’est exact, confirme Curra, sur le même ton
péremptoire. Ils veulent y entrer pour Noël.
— Quelle horreur. Je ne comprends pas comment nos
armées peuvent se laisser battre ainsi… Je ne crois pas qu’un Espagnol soit
moins courageux qu’un Français ou un Anglais.
— Ce n’est pas une question de courage, mais
d’expérience. Nos soldats sont des paysans qui n’ont pas été préparés à la
guerre, recrutés n’importe comment. Aucune pratique des batailles en rase
campagne. C’est pour ça que les hommes se dispersent, crient
« Trahison ! » et s’enfuient… Avec ceux des guérillas, c’est
tout le contraire. Eux, ils choisissent le lieu et le mode de combat. Ils sont
dans leur élément.
— Tu as tout d’une générale, Curra, dit Lolita en
riant, sans cesser de broder. Tu parles avec une autorité stupéfiante, et tu
connais tout en matière militaire.
Son amie rit aussi, son ouvrage au creux de sa jupe. Ce
soir, ses cheveux sont retenus par une gracieuse coiffe à rubans qui met en
valeur la jolie couleur de ses joues, rehaussée encore par la chaleur du
brasero proche.
— Ne
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