Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
t’étonne pas, dit-elle. Nous autres femmes, nous
avons plus de sens pratique que certains stratèges qui font les importants… Les
mêmes qui forment des armées de misérables paysans pour les laisser se débander
ensuite dès qu’on souffle dessus, avec des milliers de malheureux qui courent
dans les champs, sabrés sans pitié par la cavalerie ennemie.
— Les pauvres enfants, soupire Rosita Solís.
— Oui… Les pauvres.
Elles cousent en silence, pensant à des sièges, des
batailles, des défaites. À un monde d’hommes, dont ne leur arrivent que les
échos. Et les conséquences. Un chat gros et paresseux se frotte aux pieds de
Lolita Palma et disparaît dans la galerie, au moment où une pendule y sonne
cinq heures. Durant un temps, on entend seulement le bruit des fuseaux de doña
Concha.
— Tristes jours…, prononce finalement Julia Algueró, qui
s’est tournée vers la veuve du général Alba. Quelles nouvelles de vos
fils ?
La réponse s’accompagne d’un sourire qui exprime à la fois
la résignation et la force.
— Les deux plus grands vont bien. L’un est dans l’armée
de Ballesteros et l’autre est ici, à Puntales…
Un silence douloureux. Toutes comprennent. Julia Algueró,
dont le joli ventre prometteur gonfle l’ample tunique, se penche un peu avec
sollicitude. De mère à mère.
— Et le plus jeune ? Vous savez quelque
chose ?
La générale fait non de la tête, le regard baissé sur son
ouvrage. Le cadet, capturé au cours de la bataille d’Ocaña, est prisonnier en
France. Cela fait longtemps que l’on n’a pas reçu de ses nouvelles.
— Vous verrez, tout s’arrangera.
La générale Alba garde encore un moment son sourire,
stoïque. Et ce ne doit pas être facile de sourire ainsi, pense Lolita Palma. De
s’efforcer d’être constamment à la hauteur de ce que les autres attendent de
vous. Rôle ingrat : veuve d’un héros et mère de trois autres.
— J’en suis sûre.
Le cliquetis des fuseaux et le bruit du va-et-vient des
aiguilles continuent. Les sept femmes sont tout à leur travail – le
trousseau de Rosita Solís – tandis que descend le soir. La conversation
coule tranquillement, entre événements domestiques et petites plaisanteries locales.
L’accouchement d’Unetelle. Le mariage ou le deuil d’une autre. Les difficultés
financières de la famille X et le scandale de doña Y avec un lieutenant du
régiment de Ciudad Real. La pingrerie de madame X ou Z qui sort sans
domestique, mise n’importe comment, coiffée à la diable et mal lavée. Les
bombes françaises et la dernière essence de musc reçue de Russie par le
marchand de savon du Mentidero. Il entre encore assez de clarté par les vitres
des balcons, reflétée dans le grand miroir à cadre d’acajou qui contribue à
éclairer la pièce. Nimbée de cette lumière dorée, Lolita Palma achève de broder
les initiales R. S. sur la batiste d’un mouchoir, coupe le fil et
se laisse porter par sa rêverie, loin de Cadix : mer, îles, ligne de la
côte au loin, paysage avec voiles blanches et soleil qui se réverbère sur les
petites vagues. Un homme aux yeux verts regarde ce paysage, et elle regarde
l’homme. Avec un sursaut presque douloureux, elle revient difficilement à la
réalité.
— Avant-hier après-midi, j’ai rencontré Paco Martínez
de la Rosa dans la pâtisserie de Cosí, est en train de raconter Curra Vilches.
Chaque fois que je le vois, il est encore plus beau, brun, avec son allure de
Gitan et ses yeux très noirs…
— Peut-être un peu trop beau et peut-être un peu trop
noirs, suggère malicieusement Rosita Solís.
— Qu’a-t-il donc de particulier ? demande Luisa
Moragas, l’air étonné. Je l’ai vu deux ou trois fois, et il me paraît être un
jeune homme agréable. Un garçon délicat.
— C’est bien le mot. Délicat.
— Jamais je n’aurais cru, dit la Madrilène scandalisée,
comprenant de quoi il s’agit.
— Eh bien, si.
Curra Vilches poursuit son récit. Donc, explique-t-elle,
elle a rencontré le jeune libéral dans la pâtisserie, en compagnie d’Antoñete
Alcalá Galiano, Pepín Queipo de Llano et de quelques autres de ses amis
politiques…
— Toute une bande d’écervelés, l’interrompt doña
Concha. Une fine équipe !
— Bien. En tout cas, ils ont dit que la réouverture du
théâtre était désormais considérée comme certaine. Une simple question de
jours.
Rosita Solís et Julia Algueró
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