Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
pièces et moyens.
Le taxidermiste va vers un meuble noir situé entre la porte
ouverte de l’escalier qui mène à la terrasse, un poêle et une vitrine d’où un
lynx, une chouette et un ouistiti surveillent le cabinet de leurs yeux
immobiles en pâte de verre. Il y choisit, parmi d’autres instruments, des
pinces en acier et un bistouri à manche d’ivoire. Les tenant à la main, il
revient à la table et se penche sur l’animal : un jeune chien de taille
moyenne, avec une tache blanche sur le poitrail qui se répète sur le front. De
belles canines. Un bon spécimen dont la peau intacte ne conserve pas de trace
du poison qui l’a tué. À la lumière de la lampe, avec beaucoup de précaution et
de dextérité, le taxidermiste extrait les yeux avec les pinces, coupe le nerf
optique avec le bistouri, nettoie et saupoudre les cavités d’un mélange d’alun,
tanin et savon minéral qu’il a préparé dans un mortier. Puis il remplit les
trous avec des boules de coton. Enfin, après avoir vérifié que tout est bien en
ordre, il dispose l’animal sur le dos, bouche toutes les ouvertures du corps
avec de la bourre, lui écarte les pattes, et, lui incisant le ventre à partir
du sternum, commence à l’écorcher.
Sur un côté du cabinet, sous une perche accrochée au mur où
sont fixés un faisan, un faucon et un gypaète empaillés, la pénombre permet
tout juste de distinguer un plan de la ville déployé sur un bureau :
grand, imprimé, avec en bas une double échelle en toises françaises et vares
espagnoles. Sont posés dessus un compas, des règles et des équerres. Le plan
est sillonné de curieuses lignes droites au crayon qui s’ouvrent en éventail à
partir de l’est, et semé de croix et de cercles comme autant de marques
sinistres de petite vérole. On dirait une toile d’araignée qui s’étend sur la
ville, où chaque point et chaque signe serait des insectes attrapés, ou
dévorés.
La nuit tombe lentement. Pendant que le taxidermiste taille
la peau du chien à la lumière de la lampe, en la séparant soigneusement de la
chair et des os, on entend, par l’escalier de la terrasse, roucouler des pigeons.
2
Bonjour. Comment allez-vous. Bonjour. Saluez votre femme de
ma part. Bonjour. Au revoir, enchanté. Mes souvenirs à votre famille.
Innombrables échanges rapides et aimables, sourires des connaissances, une ou
deux brèves conversations pour s’enquérir de la santé d’une épouse, des études
d’un fils ou des affaires d’un gendre. Lolita Palma chemine entre les petits
groupes qui bavardent ou regardent les vitrines des commerces. Calle Ancha de
Cadix, à la mi-journée. Le cœur de la société gaditane en pleine activité.
Bureaux, agences, consulats, mandataires. Il est facile de distinguer les
Gaditans des émigrés en observant leur comportement et leur conversation :
ces derniers, habitants temporaires de pensions de la rue Neuve, de logements
de la rue des Flamands Ivres et de maisons du quartier de l’Avemaría, se
promènent devant les vitrines des boutiques chères et les portes des
cafés ; tandis que les autres, tout à leurs commissions et à leurs
négoces, vont et viennent, affairés, chargés de leurs portefeuilles, papiers et
journaux. Les uns parlent de campagnes militaires, mouvements stratégiques,
défaites et improbables victoires, les autres commentent le prix du drap de
Nankin, de l’indigo ou du cacao, et la possibilité que les cigares de La Havane
dépassent les quarante-huit réaux la livre. Quant aux députés des Cortès, à ces
heures de la journée, ils ne sont pas dans la rue : ils sont réunis dans
l’oratoire de San Felipe, à quelques pas de là, dont la galerie est remplie
d’oisifs – le siège français laisse beaucoup de monde sans emploi, dans la
ville – et de membres du corps diplomatique inquiets de savoir ce qu’on y
concocte, avec l’ambassadeur anglais qui envoie des rapports par chaque bateau.
C’est seulement un peu avant deux heures de l’après-midi que les constituants
sortiront et se disperseront dans les restaurants et les cafés en commentant
les incidents de la séance du jour et, comme d’habitude, en cassant au passage
du sucre sur le dos de leurs semblables au gré de leurs idéologies, de leurs
sympathies ou de leurs antipathies : ecclésiastiques, laïcs,
conservateurs, libéraux, royalistes, vieilles badernes ossifiées, jeunes
enragés radicaux et autres espèces, chacun avec son cercle de
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