Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
la
certitude d’avoir déjà vécu une sensation identique, ou les effets de celle-ci.
C’est comme quand l’esprit semble reconnaître, de façon mystérieuse, quelque
chose qui a eu lieu dans le passé. Dans d’autres circonstances, ou dans une
autre vie.
La rue du Vent, se rappelle-t-il soudain, sidéré. C’est la
même sensation de vide qu’il a sentie là-bas, dans la maison abandonnée où
était apparue la précédente fille morte. Cette certitude étrange que, dans un
lieu et à un moment précis, l’air change de qualité, comme s’il s’agissait d’un
endroit dont les caractéristiques sont différentes du reste. Un point d’absence
ou de néant absolu, qu’une cloche de verre invisible isolerait de ce qui
l’entoure, le vidant de son atmosphère. Encore abasourdi par cette découverte,
il fait quelques pas au hasard en cherchant à se situer au même lieu qu’avant.
Finalement, tout près du cadavre, juste dans l’angle droit que forme la rue, il
a de nouveau l’impression de pénétrer dans ce même espace étroit, singulier, où
l’air est immobile, où l’on ne perçoit les sons qu’étouffés et lointains, où
même la température semble différente. Un vide presque absolu qui inclut tout
ce qui est sensoriel. Cette certitude ne dure qu’un moment et s’évanouit d’un
coup. Mais c’est suffisant pour que le policier en ait la chair de poule.
11
Ces derniers jours, les ponants d’hiver ont apporté sur la
ville des couchers de soleil brumeux. Cela fait un moment que le ciel est passé
du rouge au gris bleuté puis au noir, tandis que, dans la baie, les pavillons
étaient amenés et les silhouettes immobiles des navires au mouillage se
fondaient dans l’ombre. Les premières heures de la nuit distillent une humidité
prématurée, impatiente, qui couvre les grilles et les fenêtres, rend glissants
les pavés et luisant le sol sous l’unique lumière qui brille, fantasmagorique,
toute proche : la lanterne à huile allumée au coin des rues San Francisco
et du Bastion. Elle n’anime pas vraiment les ténèbres, elle surprend plutôt le
passant comme la veilleuse d’un tabernacle dans une église obscure et vide.
— Que ça te plaise ou non, je ne te laisserai pas
partir seule… Santos !
— Oui, madame Lolita.
— Prends une lanterne et accompagne Madame.
Sur le seuil de sa maison, dans le noir, un châle de laine
sur les épaules et les cheveux rassemblés dans une tresse nouée en spirale sur
la nuque, Lolita Palma prend congé de Curra Vilches. Son amie proteste parce
que, dit-elle, elle peut parfaitement parcourir seule les cent et quelques pas
qui la séparent de sa maison de la rue Pedro Conde, face à la Douane. À son âge
et à Cadix, elle n’a pas besoin de chaperon. Voyons… Il ne manquerait plus que
ça !
— Ne m’embête pas, ma fille, se rebelle-t-elle en
remontant le large col de son manteau. Et laisse tranquille le pauvre Santos
qui était en train de souper.
— Tais-toi, tête de linotte. Avec ce qui se passe, ce
n’est pas le moment de faire la faraude comme si de rien n’était.
— Je te dis que je m’en vais. N’insiste pas.
— Si… Santos !
Curra Vilches continue de protester, mais Lolita refuse de
la laisser partir. Il est tard, et depuis que s’est répandu dans la ville le
bruit de toutes ces femmes mortes, chacun est inquiet. Avec des assassins en
liberté, dit-elle à son amie, l’heure est mal choisie pour jouer les héroïnes.
Les autorités soutiennent qu’il s’agit d’affabulations, et aucun journal n’y
fait allusion ; mais Cadix est une grande cour de quartier : on
murmure que les crimes sont réels, que la police n’arrive pas à trouver les
coupables et que, passant outre la liberté de la presse, la censure militaire
est intervenue en arguant de la situation de guerre pour ne pas alarmer les
habitants. Tout le monde sait ça.
Le domestique revient avec un quinquet en fer-blanc allumé,
et Curra Vilches finit par se rendre aux raisons de Lolita. Elle a passé chez
elle presque toute l’après-midi en l’aidant un peu. C’est le dernier jour du
mois, date à laquelle, par tradition, les bureaux et les comptoirs des maisons
de commerce de Cadix restent ouverts jusqu’à minuit, de même que les agences de
change et de banque, les magasins de denrées coloniales et les agents
maritimes, pour faire le bilan des stocks et mettre les livres à jour. Lolita,
qui a hérité cette habitude de son
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