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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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père, a consacré l’après-midi à superviser
les comptes établis par les employés de Palma & Fils dans le bureau
du rez-de-chaussée, pendant que son amie l’assistait en s’occupant des tâches
domestiques et de sa mère.
    — Je l’ai trouvée très bien. Compte tenu de son état.
    — Allons, file, maintenant. Ton mari doit t’attendre
pour le souper.
    — Lui ? – Sous son manteau, Curra Vilches met
les poings sur les hanches en manière de provocation. – Tout le temps
qu’il passe à Cadix, je le vois, comme toi, plongé jusqu’au cou dans la
correspondance commerciale et ses livres de comptes… Il n’a absolument pas
besoin de moi. Aujourd’hui est le jour idéal pour se laisser aller et commettre
l’adultère. Chaque dernier jour du mois, nous avons toutes droit, nous les
Gaditanes mariées, aux circonstances atténuantes… Le premier confesseur venu
comprendrait ça.
    — Quelle sotte tu fais ! s’exclame Lolita en
riant.
    — Moque-toi de moi, ma pauvre. Mais ce que les médecins
prescrivent, pour des jours comme aujourd’hui, c’est un lieutenant de
grenadiers, un officier de marine, ou quelque chose comme ça… Des hommes qui ne
connaissent rien au change des monnaies ni à la comptabilité en partie double,
mais qui te donnent des vapeurs et le besoin de t’éventer quand ils passent à
portée de pistolet. Les favoris bien taillés et le pantalon bien collant.
    — Ne sois pas vulgaire.
    — Pas du tout, ma belle. Tu es vraiment trop bête. Si
j’étais à ta place, seule et dans ta position, je ne me priverais pas ! Ce
n’est pas moi qui accepterais de passer ma vie claquemurée dans un bureau avec
une demi-douzaine de gratte-papier et de classer des petites feuilles de salade
dans un album.
    — Vas-tu enfin partir ?… Santos, allez éclairer
madame Curra.
    La lumière de la lanterne éclaire la chaussée devant Curra
Vilches qui suit le vieux serviteur, emmitouflée dans son manteau.
    — Tu gâches ta vie, ma fille, dit-elle en se retournant
une dernière fois. Tu gâches ta vie.
    Dans l’obscurité revenue, Lolita Palma rit encore, appuyée
contre le gond du porche.
    — Adieu, et sois prudente, avaleuse de sabres !
    — Adieu, mère supérieure !
    Lolita parcourt le couloir de l’entrée, ferme la grille
derrière elle et passe entre les hauts pots de fougères posés sur les carreaux
génois du patio. Près de la citerne, un grand candélabre avec des chandelles en
cire éclaire les trois arcs et les deux colonnes de l’escalier de marbre qui
conduit aux galeries vitrées des étages. À droite, à quelques pas, toujours
dans la cour, se trouve la porte des locaux commerciaux qui occupent le
rez-de-chaussée, avec une autre porte donnant sur la rue des Doublons pour les
produits et les activités marchandes : le magasin des marchandises
délicates, le petit salon de réception, le bureau principal et celui où deux
préposés aux écritures, un employé, un comptable et leur chef travaillent à la
lumière de lampes à pétrole, penchés sur leurs pupitres couverts de copies de
lettres et de livres où sont enregistrées cargaisons et factures. Quand Lolita
entre, en contournant le brasero bourré de charbon qui chauffe la pièce, tous
inclinent la tête en manière de salut – elle leur a interdit de se lever quand
elle arrive au bureau – et seul Molina, le chef, trente-quatre années de
maison, se met debout derrière la cloison de verre dépoli qui délimite le petit
espace où il officie. Il porte des manchettes de lustrine noire et une plume
derrière l’oreille droite.
    — Nous avons le total des impayés de La Havane, madame
Lolita. À un et demi pour cent, cela nous fait une traite de trois mille sept
cents réaux à représenter.
    — Avons-nous quelques chances de les récupérer ?
    — Pas beaucoup, je le crains.
    Elle reçoit l’information sans laisser percer sa
contrariété : tout juste un froncement de sourcils – qui peut être
pris pour de la concentration – en écoutant le chef parler. Ça
continue : de nouveau une perte. Le salaire annuel d’un de ses employés,
par exemple. La sensation de fatigue quelle éprouve ne vient pas seulement du
travail de la journée qui n’est pas encore fini. Le blocus français, le manque
général de liquidités, les problèmes en Amérique assaillent de plus en plus les
commerçants gaditans, malgré l’euphorie apparente des affaires que certains
réalisent grâce à la

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