Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
laissé la phrase en l’air. Lolita aussi souriait, d’un
air de tendre reproche. C’était un vieux sujet de conversation entre eux.
— C’est un bon garçon, a-t-elle répété. Trop bon pour
moi.
— Ah, si tu l’avais épousé…
— Ne dites pas ça. Vous avez une belle-fille merveilleuse,
des petits-enfants charmants, et encore un autre en route.
Il a hoché la tête avec découragement.
— Être intelligent et travailleur ne suffit plus pour
aller de l’avant. Et je ne l’envie pas, quand je pense à ce qui l’attend… À ce
qui vous attend, vous les jeunes, après cette guerre. Le monde que nous avons
connu ne sera plus jamais le même.
Un silence. Sánchez Guinea a souri affectueusement.
— Tu devrais…
— Ne commencez pas, don Emilio.
— Ta sœur n’a pas d’enfants, et il ne semble pas
qu’elle en ait un jour. Si tu… Enfin. – Il regardait autour de lui,
attristé. – Ce serait pitié que tout cela… tu sais ce que je veux dire.
— Que la maison Palma s’éteigne avec moi ?
— Tu es encore jeune.
Lolita a levé une main ferme. Elle ne permet jamais à don Emilio
Sánchez Guinea ni à personne d’aller plus loin sur ce terrain. Pas même à son
amie de cœur Curra Vilches.
— Parlons affaires, je vous prie.
Le vieux commerçant s’agitait, mal à l’aise.
— Excuse-moi, ma fille. Je ne veux pas me mêler de ce
qui ne me regarde pas.
— Vous êtes pardonné.
Ils sont entrés dans les détails de questions
commerciales : frets, droits de douane, navires. La difficile ouverture de
nouveaux marchés susceptibles de compenser les pertes de la crise américaine.
Sánchez Guinea, qui sait que Palma & Fils a établi ces derniers
temps des contacts commerciaux avec la Russie, tentait de sonder Lolita. Le
sachant – en matière d’affaires, on ne mélange pas affection et
intérêts –, elle s’est bornée à donner quelques précisions
superficielles : deux voyages à Saint-Pétersbourg de la frégate José
Vicuña avec du vin, des écorces de quinquina, du liège et du lest en sel à
l’aller, et de l’huile de castor et du musc sibérien – moins cher que
celui du Tonkin – au retour. Rien que Sánchez Guinea et son fils ne
connaissent déjà.
— Tu t’en tires bien aussi avec les farines, il me
semble.
Lolita a répondu que, sur ce chapitre, elle ne se plaignait
pas. L’importation de farine d’Amérique du Nord – elle en possède mille
cinq cents barils dans les magasins du port – a permis à la maison
Palma & Fils de respirer un peu plus à l’aise ces derniers temps.
— Également pour la Russie ?
— C’est possible. Si je parviens à l’embarquer avant
qu’elle ne soit gâchée par l’humidité.
— Je te souhaite de réussir. Les temps sont durs… Vois
les malheurs d’Alejandro Schmidt. Il a perdu la Bella Mercedes sur les
basses de Rota avec toute sa cargaison.
Elle a acquiescé. Naturellement, elle était au courant. Il y
a un mois, des vents contraires et une mer démontée ont drossé ce navire sur la
côte occupée par les Français, qui l’ont pillé dès que la tempête s’est
calmée : deux cents caisses de cannelle chinoise, trois cents sacs de
piments des Moluques, et 1 000 vares de tissu de Canton. La maison
Schmidt mettra du temps à se remettre d’une telle perte, si même elle y
parvient. Par des temps comme ceux-là, où l’on mise trop sur un seul voyage, la
perte d’un navire peut être irréparable. Mortelle.
— Il y a une affaire qui peut t’intéresser.
Lolita a observé son interlocuteur, sur la défensive. Elle
connaissait bien ce ton-là.
— S’agit-il d’une affaire de la main droite ou de la
main gauche ?
Une pause. Sánchez Guinea a allumé un gros cigare à la
flamme de la lampe.
— Ne t’emballe pas. – Il plissait les yeux avec
une sympathie complice. – Ce que je vais te proposer est très bien.
Lolita s’est carrée dans son fauteuil en cuir, en hochant la
tête. Sur ses gardes.
— C’est donc de la main gauche, a-t-elle conclu. Mais
vous savez que je n’aime pas sortir des voies balisées.
— Tu as dit la même chose à propos de la Culebra. Et
tu vois. C’est une bonne affaire… Je t’assure : je ne sais pas si tu es au
courant que la tour Tavira vient de hisser une boule noire. Ils ont aperçu une
frégate venant du large et un grand cotre qui remonte lentement le long de la
côte, avec le ponant… Tu le
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