Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
proche, qui n’a pas explosé, est allée
atterrir devant le chantier de la nouvelle cathédrale. Ce qui ne peut signifier
que deux choses : ou bien ses hypothèses sont sans fondement, ou bien
elles peuvent se voir confirmées dans les heures ou les minutes qui viennent
par un impact de l’artillerie française. Levant les yeux, il observe froidement
les maisons environnantes, les façades et les terrasses qui, par leur
orientation, sont les plus exposées à recevoir une bombe tirée depuis l’autre
côté de la baie. La douzaine de voisins que la curiosité a fait sortir sur
leurs balcons retiennent leur attention. Il se dit qu’il devrait les prévenir.
Leur signifier que d’un moment à l’autre peut arriver un projectile susceptible
de les mutiler ou de les tuer. Ce serait intéressant de voir leurs têtes. Éloignez-vous
d’ici le plus vite possible, parce qu’une bombe va vous tomber dessus. C’est
mon petit doigt qui me l’a dit. Ou formulé plus longuement : évacuer
d’urgence les habitants de la rue du Laurier et des alentours – plusieurs
heures ? une journée ? – en donnant pour explication qu’un
assassin agit en connexion, selon les soupçons du commissaire aux Quartiers,
Vagabonds et Étrangers de passage, avec d’étranges magnétismes et de
mystérieuses coordonnées. On entendrait les éclats de rire jusqu’au Trocadéro.
Et il est peu probable que l’intendant et le gouverneur rient longtemps.
Dans les prochaines heures ou les prochaines minutes, se
répète-t-il. Puis il fait quelques pas dans la rue en regardant tout. À partir
de ce moment – l’idée produit en lui maintenant un picotement
d’inquiétude –, il peut ne rien se passer du tout, ou une bombe peut
tomber du ciel et le faire lui-même sauter. Comme dans la rue du Vent, la
dernière fois : ce chat en bouillie. Le souvenir le fait se mouvoir avec
des précautions absurdes, comme si, en avançant un pas dans une direction
plutôt qu’une autre, il pouvait devenir le point final de la trajectoire d’un
tir français. C’est alors que, pour un bref instant, comme s’il traversait un
endroit de la rue où l’air se dissiperait avec une extrême subtilité pour
laisser un vide insolite, Tizón éprouve une pénible sensation d’irréalité. Il a
l’impression, constate-t-il avec étonnement, qu’il marche au bord d’un
précipice et que du fond de l’abîme monte une puissante force d’attraction :
un vertige inconnu jusque-là. Ou presque. Excitation serait peut-être le
mot approprié. Comme curiosité, perplexité ou incertitude. Il y
entre aussi un peu d’obscure jouissance. Apeuré par le tour que prennent ses
pensées, le commissaire se sent par trop exposé. C’est ce que doit éprouver un
soldat hors de la tranchée, à la merci du tir d’un ennemi invisible. Il
sursaute comme s’il se réveillait d’un engourdissement dangereux et regarde de
part et d’autre : les voisins en haut, Cadalso debout près du cadavre, les
gardes, au coin, qui maintiennent les curieux à distance. Revenu à lui, Tizón
cherche la partie de la rue qui lui semble la mieux protégée, en tenant
compte – il tâche de ne pas l’oublier tandis qu’il calcule en jetant un
rapide coup d’œil – que l’artillerie française tire sur la ville depuis
l’est.
Ensuite, il y a l’assassin, naturellement. S’arrêtant sous
un porche, il analyse ce mot : ensuite. Et non sans ironie. En
réalité, il est étonné de sa propre indécision devant l’ordre exact des
priorités. Bombes et assassins. Lieux avec leur avant et leur après. La
vérité, conclut-il, est qu’il est profondément irrité de se voir obligé
d’intervenir dans un aspect du problème sans en résoudre la part la plus
incertaine. Mais la cinquième fille morte ne lui laisse pas le choix. Le
principal suspect est localisé, et il y a des supérieurs qui le réclament. Pour
être plus exact, ils vont le réclamer à grands coups de poing sur la table
d’ici peu, dès que la nouvelle du dernier crime se répandra dans la ville. Et cette
fois-ci, il est sûr qu’elle se répandra, quels que soient ses efforts pour
obliger les bouches à se taire. Tous ces imbéciles aux balcons, et les journaux
mettant les faits bout à bout. La mémoire faisant son œuvre. Devant cette
urgence, le reste des éléments devra attendre, ou être écarté. Cette
éventualité – cette certitude, peut-être – exaspère le policier. Il
serait déçu
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