Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
guerre. Palma & Fils n’est pas une
exception.
— Passez-la sur les livres telle quelle. Et quand les
factures de Manchester et de Liverpool seront prêtes, apportez-les-moi dans mon
bureau… – Lolita promène son regard sur les employés. – Avez-vous
soupé ?
— Pas encore.
— Allez voir Rosas pour qu’il vous prépare quelque
chose. Des charcuteries et du vin. Vous avez vingt minutes.
Elle pousse la porte du salon de réception qui a son entrée
sur la rue des Doublons, avec ses estampes marines et sa plinthe en bois
sombre, traverse la pièce et entre dans le bureau principal. À la différence du
cabinet privé qu’elle utilise en dehors des heures de travail dans la partie
haute de la maison, celui-ci est grand, formel, et la décoration n’a pas changé
depuis l’époque de son grand-père et de son père : une grande table et une
bibliothèque, deux vieux fauteuils en cuir, trois modèles de navires sous des
globes en verre, un plan encadré de la baie au mur, un almanach de la Compagnie
royale des Philippines, une pendule anglaise, un grand classeur métallique pour
les cartes et les chartes nautiques dans un coin, et un baromètre à alcool long
et étroit définitivement fixé sur Temps très humide. Sur la table –
l’inévitable acajou sombre, comme tous les meubles de la maison –, sont
posés une lampe en verre bleuté, une sonnette, un cendrier de bronze qui a
appartenu à son père, un jeu de plumes et un encrier en porcelaine de Chine, un
portefeuille contenant des documents et deux livres dont les pages sont
marquées par des bandes de papier, Tables arithmétiques de Rendón y
Fuentes, et L’Art de la comptabilité en partie double de Luque et Leyva.
Relevant sa jupe – simple, en cachemire marron avec une courte veste,
pratique pour travailler assise sans se sentir oppressée –, Lolita prend
place. Puis elle arrange son châle de laine sur ses épaules, mouche la lampe et
contemple, concentrée, le fauteuil quelle a devant elle. C’est dans celui-ci
que se tenait Emilio Sánchez Guinea, quand il lui a rendu visite cette
après-midi et qu’ils ont échangé leurs impressions sur la situation générale.
Laquelle, de l’avis de l’héritière de la maison Palma comme de celui de
n’importe quel Gaditan qui regarde lucidement l’avenir, se présente incertaine.
Encore que le terme exact auquel a recouru Sánchez Guinea ait été angoissante.
— Beaucoup ne se rendent pas compte de ce qui
nous attend, ma fille. Quand la guerre sera terminée, et avec elle toute cette
coqueluche libérale, nous aurons perdu pour de bon l’Amérique et nous serons
finis… L’euphorie politique ne fait pas d’affaires et ne donne pas à manger.
Une conversation professionnelle, en toute franchise,
passant en revue les affaires que les deux maisons commerciales ont en commun.
Aucun des deux ne nourrit d’illusions sur les temps à venir. Les obstacles pour
convertir en argent les bons du Trésor royal, la lenteur de l’acheminement des
fonds jusqu’à la ville, le coût des risques et des assurances maritimes, et
surtout les difficultés que rencontrent certaines maisons de commerce locales
pour maintenir un crédit qui dépend autant de la bonne réputation que de la
sauvegarde du secret des embarras de chacun… tout cela pèse de plus en plus
lourd.
— Je suis fatigué de me battre, Lolita. Ça fait vingt
ans que cette ville doit affronter tous les malheurs du monde. Les guerres avec
la France et avec l’Angleterre, les événements d’Amérique, les épidémies… À
cela, ajoute le chaos de l’administration royale, les taxes excessives, les
prêts à la Couronne et aux Cortès, la perte des capitaux dans les places
occupées par les Français. Et maintenant, on nous dit que l’on commence à voir
sur le Rio de la Plata des corsaires au service des insurgés… Trop de luttes,
ma fille. Trop de déceptions. Face à tout cela, je me sens très vieux.
J’aimerais que cette folie s’arrête pour que je puisse me retirer dans ma
propriété d’El Puerto, si tant est que je la récupère un jour… Enfin. Question
de patience, je suppose. J’espère vivre assez longtemps pour le voir… Par chance,
j’ai mon fils qui prend peu à peu la relève.
— Miguel est un bon garçon, don Emilio. Intelligent et
travailleur.
Le vieux négociant souriait, mélancolique.
— Quel dommage que ton père et moi n’ayons pas réussi à
obtenir que vous deux…
Il a
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