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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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capitaine à se relever. À la faveur de la lumière qui s’approche,
Desfosseux voit que le lieutenant a le visage couvert de sang.
    — Nous nous en sommes tirés par miracle, constate ce
dernier d’une voix encore tremblante.
    Une demi-douzaine de soldats les entourent en demandant ce
qui s’est passé. Pendant que son lieutenant donne des explications, Simon
Desfosseux rengaine son sabre et remet le pistolet dans la capote. Puis il
scrute, au bas du versant, l’obscurité où se sont évanouis les assaillants.
Dans son esprit s’impose l’image du coq rouge, rusé et cruel, se pavanant sur
le sable du pit, le plumage hérissé, humide de sang.
     
    *
     
    — C’était une pute de Santa María, dit Cadalso.
    Rogelio Tizón observe la forme qui gît sous une couverture
dont seuls dépassent les pieds. Le cadavre est par terre, près du mur d’un
vieux hangar abandonné à l’angle de la rue du Laurier : une construction
étroite et sombre, à l’aspect délabré, sans toit. Les moignons de trois grosses
poutres dénudées encadrent le ciel, au-dessus des restes d’un escalier dont les
marches donnent sur le vide.
    Le commissaire s’agenouille et retire la couverture. Même
endurci par l’habitude, cette fois il ressent un malaise. De Santa María, a dit
son adjoint. Souvenirs et désagréables pressentiments se bousculent dans sa
tête. L’image d’une fille nue, étendue sur le ventre dans la pénombre. Et ses
supplications. Non, s’il vous plaît. S’il vous plaît. Pourvu que ce ne soit pas
elle, conclut-il, consterné. Cela ferait trop de hasards. Trop de coïncidences.
Quand il découvre le dos déchiqueté entre les lambeaux de la robe déchirée,
ouverte jusqu’à la ceinture, l’odeur s’incruste dans son nez et sa gorge comme
un coup de griffes. Il ne s’agit pas encore de la putréfaction due à la
décomposition – la fille a dû mourir cette nuit –, mais d’une odeur
sinistre qui, à force, finit par devenir familière : chair lacérée par le
fouet et ouverte si profond qu’elle découvre les os et les viscères. Cela sent
comme les boucheries en été.
    — Sainte Vierge ! s’exclame Cadalso derrière lui.
On ne s’habituera jamais à ce qu’il leur fait.
    Retenant sa respiration, Tizón prend la fille par les
cheveux – crasseux, emmêlés, collés au front par des caillots de
sang – et tire un peu, soulevant la tête pour mieux voir le visage. La
rigidité cadavérique s’est déjà emparée du corps et le cou durci suit un peu le
mouvement. Le commissaire étudie ce qui ressemble à un masque de cire sale,
avec des marques de coups violacées. De la viande morte. Presque un objet. Ou
même pas presque. On ne relève plus rien d’humain dans les traits
jaunâtres, dans les pupilles brouillées qui regardent sans voir, dans la bouche
encore bâillonnée par le mouchoir qui a étouffé les cris. Au moins, se dit-il
en lâchant les cheveux de la morte, ce n’est pas elle. Ce n’est pas, comme il
avait fini par le craindre un moment, la jeune fille qu’il a suivie après avoir
parlé avec la Caracole. Le corps nu sur lequel il a entraperçu avec horreur ses
propres abîmes.
    Il remet la couverture sur le cadavre et se redresse. Il y a
des gens aux balcons voisins, et il se dit que cette fois ce sera impossible de
garder le secret. Nous y voilà, pense-t-il. Il calcule rapidement le pour et le
contre, les conséquences immédiates de l’événement. Même dans la situation
exceptionnelle que connaît la ville, cinq assassinats identiques, c’est trop.
Il n’y a plus de marge. Dans le meilleur des cas, à supposer qu’il parvienne à
éviter le scandale public et l’intervention des colporteurs de ragots et des
journalistes, il devra fournir beaucoup d’explications à l’intendant général et
au gouverneur. Avec eux, pas question d’intuitions, de théories ni
d’expérimentations. Seuls comptent les faits, et ils voudront des coupables. Et
si ceux-ci n’apparaissent pas, des responsables. La tête de l’assassin, ou la
sienne.
    Balançant, songeur, sa canne, une main dans une poche de sa
redingote et le chapeau rabattu sur les yeux, Tizón observe la rue de chaque
côté de l’angle droit qui la divise en deux : une branche vers la rue
voisine de Santiago, et l’autre vers celle de Villalobos. Aucune bombe n’est
jamais tombée ici. C’est la première chose qu’il a voulu vérifier quand il a
appris la découverte du corps. La plus

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