Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
fenêtre. Une grenade
est tombée en explosant, pas très loin. Lolita et l’employé se regardent en
silence. Quand Molina se retire, elle feuillette à peine les documents. Elle
reste immobile, le châle de laine sur les épaules, les mains dans le cercle de
lumière de la lampe. Le mot corsaire se promène dans sa tête. Peu avant
la tombée de la nuit, laissant le bureau, elle est allée voir sa mère et Curra
Vilches qui, assise près du lit, faisant preuve d’une patience que seule
l’amitié peut engendrer, jouait aux cartes avec elle. Puis elle est montée avec
Santos à la tour de vigie de la terrasse, et, posant le télescope anglais sur
l’appui de la fenêtre, elle a observé pendant un long moment le cotre qui se
déplaçait lentement du sud au nord sur la mer brumeuse, rougissante du
crépuscule, remontant paisiblement le vent à un demi-mille du rempart ouest.
*
Les rues des beaux quartiers de Cadix, droites et étroites
entre de hautes demeures, semblent déboucher sur un ciel maussade, gris, qui
s’épaissit sur la partie occidentale de la ville. Un de ces ciels qui apportent
vent et pluie, constate Pepe Lobo après un coup d’œil instinctif. Cela fait des
jours que les baromètres ne relèvent pas la tête, et le corsaire se réjouit que
la Culebra soit en sécurité sur dix quintaux de fer dans la baie, au
lieu de se trouver en haute mer à prendre des ris et tout arrimer pour
affronter le mauvais temps. Le cotre a mouillé hier entre d’autres navires
marchands, par trois brasses de fond et face au quai de la Porte de Mer, aligné
entre l’extrémité de la jetée de San Felipe et les fonds que la marée découvre
devant les Corrales. La nuit a été tranquille, avec un ponant humide et encore
doux. Quelques éclairs du côté de la Cabezuela, suivis du froissement aérien
des projectiles passant dans le noir au-dessus des mâts des navires avant de
tomber sur la ville, n’ont troublé le sommeil de personne.
Sur la terre ferme depuis seulement trois heures, dès les
premières lueurs de l’aube, et sentant encore sous ses pieds le balancement
imaginaire du sol, conséquence de quarante-sept jours de campagne navale –
la plus grande part sans rien fouler d’autre que le plancher d’un pont –,
Lobo parcourt la rue San Francisco en direction de l’église et de la place. Il
est strictement vêtu comme doit l’être un capitaine corsaire à terre, pantalon
noir de drap épais, souliers à boucle d’argent, veste bleue à boutons de cuivre
et bicorne noir de marin sans galon mais avec la cocarde rouge qui l’accrédite
en qualité de corsaire du roi : tenue indispensable pour faciliter les
formalités bureaucratiques, judiciaires et douanières inévitables en arrivant
au port où, par les temps qui courent, on ne peut pratiquement rien faire si
l’on ne porte pas quelque chose qui ressemble à un uniforme. Des uniformes, il
y en a une demi-douzaine à la pâtisserie de Cosí, à l’intérieur et autour des
tables qui occupent le coin de la rue du Bastion : quelques Volontaires
gaditans, un officier de la Marine royale, et deux Britanniques en veste rouge
et jambes à l’air sous le kilt écossais. Il y a aussi nombre de civils, hommes
et femmes, parmi lesquels il est facile de reconnaître les rédacteurs d’ El
Conciso, qui ont l’habitude de se réunir là, à leurs doigts tachés d’encre
et aux papiers qui dépassent de leurs poches, ainsi que les émigrés des
provinces sous domination française à leur allure désœuvrée et leurs vêtements
passés de mode, raccommodés ou usés jusqu’à la corde. Plusieurs d’entre eux
sont assis sans rien faire près de tables qui ne portent que de modestes verres
d’eau.
Par terre, adossé au mur, un mendiant gêne la circulation près
de la porte d’un horloger. Le patron est en train de l’inciter à déguerpir,
mais il n’en tient pas compte. Il lui adresse même un geste obscène. Au moment
où le corsaire passe devant lui, il lève la tête.
— Donnez-moi quelque chose, mon amiral… Pour l’amour de
Dieu.
Le ton d’insolence perceptible sous la supplique et le grade
ironiquement exagéré surprennent Pepe Lobo. Sans s’arrêter, il lance un rapide
coup d’œil au mendiant : barbe et cheveux gris en broussaille, crasseux,
âge indéterminé. Il peut aussi bien avoir trente ans que cinquante. Il est
couvert d’une grosse veste brune rapiécée aux manches retroussées, et la
culotte, remontée
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