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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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sur la jambe droite, exhibe, pour encourager la charité
publique, le moignon d’une amputation faite au-dessous du genou. Bref, un parmi
tant d’autres de ces hommes et de ces femmes qui tentent de survivre dans les
rues de Cadix, continuellement repoussés par la police vers les quartiers
avoisinant le port et qui, chaque jour, repartent à l’assaut des quelques
miettes qu’ils peuvent glaner de ce côté de la ville. Le corsaire poursuit son
chemin, mais, soudain, il s’arrête. Un tatouage bleuâtre, brouillé par le
temps, qu’il voit sur l’avant-bras du mendiant attire son attention. Une ancre,
semble-t-il. Entre un canon et un drapeau.
    — Quel navire ?
    L’autre soutient son regard, d’abord déconcerté. Puis il
baisse la tête, comme s’il comprenait. Il regarde son tatouage et relève les
yeux vers Pepe Lobo.
    — Le San Agustín… Quatre-vingts canons.
Commandant, don Felipe Cajigal.
    — Ce navire a été perdu à Trafalgar.
    La bouche du mendiant se fend en une grimace édentée qui,
dans d’autres temps et dans une autre vie, a été un sourire. D’un geste
indifférent, il désigne son moignon.
    — Il n’y a pas eu que lui de perdu, là-bas.
    Lobo demeure un moment immobile.
    — Vous n’avez pas reçu de secours, je suppose, dit-il
finalement.
    — J’en ai reçu, monsieur… celui de ma femme qui s’est
faite putain.
    Le corsaire acquiesce lentement. Songeur. Puis il met une
main dans une poche et sort un douro : le vieux roi Charles IV
regardant vers la droite, au loin, comme s’il n’était pour rien dans tout cela.
En touchant la pièce en argent, le mendiant observe le corsaire avec curiosité.
Puis il écarte son dos du mur et semble se redresser un peu, comme dans un accès
d’insolite dignité, tout en portant deux doigts à son front.
    — Chef de pièce Cipriano Ortega, monsieur… Deuxième
batterie.
    Le capitaine reprend sa marche. Voici que maintenant
l’accompagne l’affreuse tristesse que ressent tout homme soumis aux hasards de
la mer et de la guerre devant la mutilation et la misère d’un autre marin. Il
s’agit moins d’un sentiment de pitié que d’une inquiétude pour son propre sort.
Pour l’avenir qui le guette derrière les pièges sournois du métier, les éclats
qui fusent dans les combats, les ravages des balles, des boulets, de la
mitraille. La certitude aiguë de sa vulnérabilité physique : cette
vulnérabilité avec laquelle jouent sans hâte le temps et la bonne ou la
mauvaise fortune, et qui peut finir par le déposer à terre transformé en
misérable déchet, tout comme la mer indifférente rejette sur la plage les
restes démâtés d’un naufrage. Peut-être, un jour, lui-même se retrouvera-t-il
ainsi, pense Pepe Lobo en s’éloignant du mendiant. Et, tout de suite, il se
force à n’y plus penser.
    Il voit Lolita Palma, vêtue de taffetas noir avec un châle,
qui sort d’une librairie, un parapluie sous le bras en enfilant ses gants,
escortée de sa femme de chambre Mari Paz qui porte des paquets. La rencontre ne
doit rien au hasard. Le corsaire la cherche depuis qu’il a quitté, voici une
demi-heure, le bureau des Sánchez Guinea, sur le Palillero. Il est passé par la
maison de la rue du Bastion où le majordome lui a dit qu’il ignorait à quelle
heure Madame reviendrait et l’a orienté dans cette direction. Il a dit qu’elle
devait aller au Jardin botanique puis dans les librairies des places San
Agustín ou San Francisco. Et quand il est question de livres, elle en a pour un
moment.
    — Quelle surprise, capitaine.
    Elle a belle allure, constate le corsaire. Exactement comme
dans son souvenir. La peau encore lisse et douce d’apparence, le visage bien
dessiné, les yeux sereins. Elle ne porte pas de chapeau et n’a d’autre parure
qu’un collier de perles et des boucles d’oreilles simples, en argent. Les cheveux,
rassemblés en chignon par un peigne en écaille, et le châle turc en fine
laine – fleurs rouges brodées sur le tissu noir – négligemment jeté
sur ses épaules ajoutent une note d’élégance à la robe sobre à taille basse qui
la ceint avec grâce. La parfaite Gaditane, se dit le corsaire en souriant
intérieurement. Sa classe, ses manières, tout y concourt. Deux mille cinq cents
ans d’histoire, plus ou moins – sur ces questions, Lobo est moins précis
que sur son métier –, ne s’écoulent pas sans laisser des traces dans une
ville et chez ses femmes. Et plus encore

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