Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
savais ?
— Non. J’ai passé toute la journée ici, dans mes
papiers.
— Le cotre peut être le nôtre. Je suppose qu’il
doublera le phare cette nuit et qu’il sera demain matin dans la baie, si le
vent ne tourne pas.
Avec un effort, Lolita a chassé Pepe Lobo de son esprit. Pas
ici, a-t-elle décidé. Pas maintenant. Chaque chose en son temps.
— Nous parlions d’une autre affaire, don Emilio. En ce
qui concerne la Culebra, il s’agit de course avec lettre de marque
royale. La contrebande, c’est une autre paire de manches.
— La moitié de nos collègues la pratiquent sans états
d’âme.
— Et alors ? Vous-même, jusqu’à présent…
Elle s’est tue, sans achever sa phrase. Par respect. Sánchez
Guinea contemplait la cendre grise qui commençait à se former à l’extrémité de
son havane.
— Tu as raison, ma fille. Jusqu’à maintenant, je n’y ai
guère touché. Pas plus, comme ton père, qu’à la traite des esclaves ; même
si ton grand-père Enrico n’a jamais fait le délicat avec le trafic des nègres…
De toute manière, les temps ont changé. Il faut faire avec ce qu’on a. Entre
les Français et la rapacité de nos autorités, je n’ai pas l’intention de me
laisser totalement plumer… – Il s’est penché légèrement en avant et, ce
faisant, un peu de cendre est tombé sur l’acajou. – Il s’agit…
Lolita Palma a poussé doucement le cendrier dans sa
direction.
— Je ne veux pas le savoir.
Sánchez Guinea, le cigare entre les dents, la regardait,
persuasif. Il a insisté.
— C’est pourtant simple : sept cents quintaux de
cacao, deux cents caisses de cigares manufacturés et cent cinquante ballots de
tabac en feuille. Tout cela déposé de nuit dans l’anse de Santa María… Apporté
par un chébec anglais de Gibraltar.
— Et la Municipalité, et la Douane royale ?
— En marge. Ou presque.
Elle hochait de nouveau la tête. Affectueusement. Un rire
bref. Incrédule.
— C’est de la contrebande pure et simple. La plus
éhontée qui soit. Et c’est impossible d’agir en cachette, don Emilio.
— Et qui prétend ça ?… Nous sommes à Cadix,
rappelle-toi. Nous, officiellement, nous n’apparaîtrons nulle part. Et tout est
prévu. Tous les gonds ont été graissés pour qu’ils ne grincent pas, de haut en
bas. Aucun problème.
— Dans ce cas, pourquoi avez-vous besoin de moi ?
— Pour partager les risques financiers. Et les
bénéfices, naturellement.
— Je ne suis pas intéressée. Et ce n’est pas à cause
des risques, don Emilio. Vous savez qu’avec vous…
En fin de compte, Sánchez Guinea, résigné, a battu en
retraite. En acceptant les choses telles qu’elles étaient. Il regardait
tristement le cendrier propre, luisant sur le bois sombre et poli par le
contact de trois générations.
— Je sais. Ne te fais pas de souci, ma fille… Je sais.
De derrière la fenêtre fermée qui donne sur la rue des
Doublons parviennent pendant quelques instants les voix de garçons de la Viña
ou de la Caleta, en route pour quelque fandango dans les tavernes du Boquete,
entrecoupées de rires, de battements de mains et de notes tirées au hasard des
cordes d’une guitare. Puis la rue déserte et la nuit retrouvent le silence.
Seule maintenant dans le bureau, Lolita Palma continue de contempler le
fauteuil vide de l’autre côté de la table. Elle se souvient de l’expression
d’abattement du vieil ami de la famille quand il s’est levé pour gagner la
porte. Et aussi de chaque mot de leur conversation. Elle n’arrive pas à s’ôter
de la tête l’image de la Bella Mercedes de la maison Schmidt disloquée
sur les basses de Rota, avec sa cargaison aux mains des Français.
Palma & Fils pourrait difficilement se relever d’un coup comme
celui-là. Les temps qui courent obligent à tout jouer sur chaque bateau, sur
chaque voyage, en s’exposant à la fortune de mer, bonne ou mauvaise, au hasard,
aux corsaires.
Molina, le chef des employés, frappe à la porte et passe la
tête.
— Avec votre permission, madame Lolita. Voici les
factures de Manchester et de Liverpool.
— Posez-les là. Je vous en parlerai plus tard.
Un coup de cloche sonne à la tour voisine de San Francisco,
d’où une vigie avertit lorsque l’on voit des éclairs partir des batteries
françaises du Trocadéro : un coup par bombe. Au bout d’un moment, arrive
la détonation qui fait vibrer légèrement les vitres de la
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