Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
mauvaise
humeur était déjà là avant. Depuis le moment où il a vu venir Lorenzo Virués.
— Je m’en fiche, pourvu qu’elles soient rapides et
qu’elles ne fassent pas la conversation.
Maraña termine lentement son verre, en pesant la question
d’un air concentré. Puis il sort une pièce d’argent qu’il pose sur la table.
— Allons rue de la Gale, propose-t-il.
*
Il en est un, cette nuit, qui traverse la baie. Non en direction
d’El Puerto de Santa María, mais l’avant du bateau pointé un peu plus à l’est,
vers le banc de sable qui, à l’embouchure du San Pedro, près du Trocadéro, se
découvre à marée basse. Silence absolu, à l’exception du bruit de l’eau sur les
côtés. La voile latine, gonflée par une bonne brise de ponant, est un triangle
noir qui se balance et se découpe dans l’obscurité contre le ciel constellé, en
laissant derrière les silhouettes des navires anglais et espagnols au mouillage
et la ligne opaque et sombre des remparts de Cadix où brillent quelques
lumières éparses.
Rogelio Tizón a embarqué à Puerto Piojo voici environ une
heure ; auparavant, le patron du bateau – un des contrebandiers qui
se risquent encore dans la baie – s’est chargé de fermer un peu plus
encore les yeux déjà lourds de sommeil des sentinelles de la jetée de San
Felipe avec l’argent approprié. Maintenant, assis sous la voile, col relevé et
chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, le commissaire garde les bras croisés et la
tête basse en attendant la fin du trajet. Le froid est plus humide et plus
pénible qu’il ne s’y attendait ; cela lui fait regretter de ne pas avoir
passé un autre manteau sous sa redingote. C’est là, sûrement, l’unique
précaution qu’il n’a pas pensé à prendre cette nuit. La seule négligence
commise. Tous les autres détails du voyage ont, ces derniers jours, été l’objet
de sa pleine attention ; il a tout méticuleusement planifié, en dépensant
sans lésiner suffisamment d’or pour se ménager une communication préalable, un
trajet discret et une réception appropriée, avec toute la sécurité voulue.
Discrète et tranquille.
Le policier s’impatiente. Cela fait trop longtemps qu’il se
sent un intrus ici, sur l’eau et dans le noir, hors de son milieu et de sa
ville. Vulnérable est le mot. La mer et la baie ne lui sont guère
familières, et encore moins cette manière insolite de glisser en aveugle vers
l’inconnu. Et réprimant son envie de fumer – la braise du cigare peut se
voir de très loin, l’a prévenu le patron –, il se tasse contre le mât du
bateau couvert de gouttes d’eau à cause de la fraîcheur nocturne. Parce que, en
plus, tout est mouillé à bord, le banc de bois sur lequel il est assis, le
plat-bord de la barque avec les avirons attachés aux tolets, le drap de son
manteau et le feutre de son chapeau. Même ses favoris et sa moustache
ruissellent, et il sent l’humidité le pénétrer jusqu’aux os. Irrité, il lève
les yeux et regarde autour de lui. Le patron est une silhouette obscure et
silencieuse qui se tient à la poupe, à côté de la barre ; et son matelot,
une forme qui somnole à la proue. Pour eux, c’est la routine. Leur gagne-pain
quotidien. Au-dessus de leurs têtes, la voûte étoilée descend jusqu’aux rives
de la baie, traçant ainsi le contour presque invisible de l’horizon. Sous la
bordure de la voile, très loin sur bâbord, le policier parvient à distinguer
les lumières d’El Puerto de Santa María ; et par le travers de tribord, à
moins d’un mille de distance, la forme basse et allongée, avec des tonalités
plus sombres, de la péninsule du Trocadéro.
Le commissaire pense à l’homme avec qui il a rendez-vous.
Cela lui a coûté du temps et de l’argent pour établir son
identité. Il se demande comment il est, et s’il parviendra à lui faire
comprendre ce qu’il cherche. S’il sera possible d’obtenir son aide pour venir à
bout de l’assassin qui, depuis un an, joue sa sinistre partie d’échecs avec la
ville et la baie pour échiquier. Il a aussi quelques raisons de s’inquiéter du
voyage lui-même : arrivera-t-il à le mener à bien, aller et retour complet,
sans qu’un tir intempestif ou un coup de canon à bout portant qui ne figurait
pas au programme le surprenne dans l’obscurité ? Rogelio Tizón n’a jamais
mis en jeu, comme il le fait cette nuit, son poste et sa vie. Mais, si c’est
nécessaire, il est
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