Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
prêt à descendre en enfer pour trouver ce qu’il cherche.
14
— C’est un bien étrange problème que le vôtre.
À la lumière avare d’une chandelle plantée dans le goulot
d’une bouteille, Simon Desfosseux étudie l’homme qu’il a devant lui. Le visage
est olivâtre, aquilin, très espagnol. Les favoris épais et frisés rejoignent la
moustache, encadrant des yeux sombres impassibles. Et aussi dangereux,
sûrement. Par son aspect, on pourrait le prendre pour un militaire ou un
guérillero, de ceux qui se débandent en rase campagne mais se révèlent
redoutables et cruels dans une embuscade ou un massacre. Selon ce que sait le
capitaine de son visiteur, c’est un policier ; mais pas n’importe lequel.
Il a au moins l’influence et l’argent suffisants pour arriver jusqu’à lui avec
des sauf-conduits espagnol et français en poche, sans être arrêté ni tué.
— Un problème que je ne résoudrai pas sans votre aide,
commandant.
— Je ne suis que capitaine.
— Ah. Excusez-moi.
Il parle un français convenable, observe Desfosseux. Un peu
rude dans la prononciation des « r », peut-être ; et les
hésitations de vocabulaire lui font parfois baisser les yeux et froncer les
sourcils quand il cherche le mot ou dit son équivalent en espagnol. Mais il se
fait parfaitement comprendre. Bien mieux, convient l’artilleur, que lui-même
dans la langue castillane, dont il ne sait pas dire beaucoup plus que buenos
días señorita, cuánto cuesta et malditos canallas.
— Êtes-vous certain de ce que vous
m’exposez ?
— Je suis certain des faits… Sept filles mortes, trois
d’entre elles dans des lieux où allaient peu après tomber des bombes… Vos
bombes.
L’Espagnol occupe un siège délabré et a devant lui, étalé
sur la table, un plan de Cadix qu’il a sorti un peu plus tôt d’une poche
intérieure de la longue redingote marron qui descend jusqu’à la tige des
bottes. Le lieutenant Bertoldi, qui veille dehors pour s’assurer que personne
ne viendra se mêler de l’entrevue, l’a fouillé à son arrivée et certifié qu’il
ne portait pas d’armes. Pour sa part, assis sur une caisse de munitions vide,
Simon Desfosseux appuie son dos contre le mur décrépi de la vieille maison
transformée en dépôt de matériel située au bord du chemin qui relie le
Trocadéro à El Puerto de Santa María, près du banc de sable sur lequel son
visiteur a débarqué voici un peu plus d’une heure. Leur expérience des
Espagnols a appris aux Français à se méfier de tout le monde, et le capitaine
ne fait pas exception. Son chapeau est posé sur la table, il porte sa capote
militaire sur les épaules, le sabre contre ses jambes et un pistolet chargé à
la ceinture.
— Dans tous les cas, le vent soufflait du levant, comme
je vous l’ai dit, ajoute son interlocuteur. Modéré. Et les bombes ont explosé.
— Ayez l’amabilité de m’indiquer encore une fois les
points exacts.
De nouveau, ils se penchent tous les deux sur le plan. À la
lumière de la chandelle, l’Espagnol montre les endroits de la ville qui sont
marqués au crayon. Malgré son scepticisme – il continue de trouver que ça
n’a pas de sens commun –, Desfosseux se sent piqué par la curiosité. En
fin de compte, il s’agit de trajectoires et d’impacts. De résultats
balistiques.
Si délirant que soit ce que lui présente cet individu, il
existe une relation évidente avec le travail qu’il accomplit quotidiennement.
Avec ses calculs, ses frustrations et ses espoirs.
— C’est absurde, conclut-il, en se rejetant en arrière.
Il ne peut y avoir de correspondance entre…
— Il y en a. Je ne saurais dire laquelle, ni pourquoi.
Mais il y en a.
Il y a, dans son expression, quelque chose d’authentique,
constate Desfosseux. Si son visage trahissait une obsession, du fanatisme, tout
serait facile : l’entretien se terminerait sur-le-champ. Bonne nuit,
monsieur, et merci d’être venu me confier vos élucubrations. Au revoir. Mais ce
n’est pas le cas. Ce que le capitaine a devant lui, c’est une certitude
tranquille. Dure. Rien qui s’apparente à l’excitation d’un esprit exalté. Et, à
la façon dont il a exposé son histoire, on ne peut pas dire non plus que
l’Espagnol soit du genre à raconter n’importe quoi. D’ailleurs, ce serait bien
inhabituel, chez un policier. Et cela le serait encore plus, toujours en se
guidant sur son aspect, chez un policier manifestement
Weitere Kostenlose Bücher