Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
expédier les bombes là où je veux… Pas toujours, en tout cas.
Le policier, qui a rangé l’étui et tient son cigare à la
main sans l’allumer, en pointe le bout sur les marques d’impact du plan.
— Que pouvez-vous me dire de celles-là ?
— Un simple coup d’œil l’indique. Voyez. Cinq des
bombes sont tombées dans la partie de la ville qui est la plus proche de nous,
groupées dans le tiers le plus au sud… Seule celle que voici est allée au-delà,
presque à la limite de la portée possible à cette date.
— Aujourd’hui, elles arrivent plus loin.
— Oui. – Le capitaine prend une expression de
relative satisfaction. – Nous y parvenons petit à petit. Et nous finirons
par couvrir toute la ville, n’en doutez pas. Mais, à l’époque, ce tir…
— La ruelle de la rue du Pasquin, derrière la chapelle
de la Divina Pastora.
— C’est ça. Il a été plus heureux que d’autres. J’ai
mis beaucoup de temps, ensuite, pour parvenir à atteindre de nouveau une telle
portée.
— Est-ce que cela veut dire que, ce jour-là, vous ne
visiez pas cet endroit ?
Desfosseux se redresse, légèrement piqué.
— Monsieur, je visais où je pouvais. En réalité, je
tire encore ainsi, parfois. Où je peux… C’est moins une question de précision
que de distance.
Maintenant, l’Espagnol semble déçu. Son cigare planté entre
ses dents, toujours pas allumé, il regarde le plan comme s’il avait cessé de
lui être familier.
— Mais alors, vous ne savez donc jamais où vont tomber
vos bombes ?
— Parfois si. Parfois non. Je le saurais si je
connaissais toutes les données, tant ici que là-bas, au moment de chaque
tir : force d’expansion de la poudre, température, humidité de l’air,
vent, pression atmosphérique… Mais ce n’est pas possible. Et même si cela
l’était, nous ne disposons pas de la capacité de calcul nécessaire.
Le policier a posé une main sur la table. Elle est rude,
aplatie. Des ongles rongés et écrasés. Un doigt parcourt le tracé des rues
comme s’il établissait un itinéraire.
— Pourtant quelqu’un a cette capacité :
l’assassin. Il obtient la précision qui vous fait défaut.
— Je doute que ce soit de manière consciente. –
Desfosseux se sent irrité par le ton de son interlocuteur. – Personne ne
peut établir cela avec une pareille certitude… Personne d’humain.
C’est un des problèmes fondamentaux de l’artillerie depuis
qu’elle a été inventée, ajoute le capitaine. Même Galilée s’en est préoccupé.
Établir la figure géométrique que suivent les projectiles dans des conditions
déterminées. Et son principal défi à Cadix est celui-ci : affronter les
éléments qui, dans un canon, font varier la trajectoire de ses bombes. Température
du tube, résistance et frottement de l’air, etc. Tout cela. Parce que l’air en
repos est une chose, et le vent en est une autre. Et ici, ce sont les vents qui
comptent. Cadix est une ville où les vents tissent un véritable labyrinthe.
— N’en doutez pas.
— Je n’en doute pas, en effet : ça fait des mois
que je la bombarde.
L’Espagnol a allumé son cigare en se penchant sur la
chandelle qui brûle, toujours plantée dans la bouteille. À travers les volets
fermés – les fenêtres n’ont pas de vitres – arrive le bruit d’un
chariot qui passe lentement sur le chemin voisin. On entend les voix de soldats
qui donnent le mot de passe et la réponse du lieutenant Bertoldi. Puis le
silence revient.
— Même si ce que vous m’avez raconté est avéré,
poursuit Desfosseux, cela ne peut être qu’une question de probabilités.
J’ignore si votre assassin est familiarisé avec la science, mais il possède
sans doute un esprit capable de calculer ce que beaucoup de savants tentent
depuis des siècles… Il voit le paysage avec des yeux différents. Il trouve
peut-être des choses, des régularités. Des courbes et des points d’impact. On
peut même penser qu’il a eu l’intuition d’un théorème scientifique formulé
voici un siècle par un mathématicien du nom de Bernoulli : les effets de
la Nature sont pratiquement constants quand lesdits effets sont obtenus en
grand nombre.
— Je ne sais si je vous comprends bien. – Le
policier a ôté le cigare de sa bouche et écoute avec un extrême intérêt. –
Vous parlez du hasard ?
C’est tout le contraire, explique Desfosseux. Il parle de
probabilités. De mathématique
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