Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Ça fait
vingt-cinq ans que nous allons de Charybde en Scylla.
Lolita Palma sourit en lui serrant doucement le bras.
— Je ne voulais pas vous offenser, mon ami.
— Tu ne m’offenses jamais, ma fille. Il ne manquerait
plus que ça.
Au coin de la rue de l’Amertume, près de l’ambassade
britannique, se trouvent une officine commerciale et un petit café fréquenté
par des étrangers et des officiers de marine. Le quartier est éloigné des
remparts de l’est où tombent les bombes dont aucune n’est jamais arrivée
jusque-là. Détendus, profitant du beau temps, quelques Anglais sont devant la
porte, lisant de vieux journaux dans leur langue : favoris blonds, gilets
criards. Quelques habits rouges de militaires.
— Regarde nos alliés… – Sánchez Guinea baisse la
voix. – Assiégeant la Régence et les Cortès pour qu’ils lèvent toutes les
restrictions à leur libre commerce avec les Amériques. Cherchant leur avantage,
comme toujours, et fidèles à leur politique de ne jamais admettre un bon
gouvernement dans toute l’Europe… Avec Wellington dans la Péninsule, ils font
d’une pierre trois coups : ils s’assurent du Portugal, ils ont Napoléon à
l’usure et, au passage, ils font de nous leurs débiteurs pour se faire payer
ensuite. Cette alliance nous coûtera les yeux de la tête.
Lolita Palma lui fait remarquer l’agitation qui les
entoure : petits groupes, passants, boutiques ouvertes. Un paquet du Diario
Mercantil vient d’arriver au kiosque à journaux qui est au milieu de la
rue, et les acheteurs se bousculent pour les arracher des mains du vendeur.
— Peut-être. Mais voyez la ville… Elle déborde de vie,
de commerce…
— De la fumée, rien de plus, ma fille. Les étrangers
s’en iront dès la fin du blocus, et nous serons de nouveau les soixante mille
que nous avons toujours été. Que feront alors ceux qui, aujourd’hui, augmentent
les loyers et triplent le prix d’un beefsteak ?… Ceux qui ont fait
commerce de la gêne des autres ?… Ce que nous voyons là, ce sont des
miettes pour aujourd’hui et c’est la faim pour demain.
— Mais les Cortès travaillent.
Les Cortès, grogne sans façon le vieux négociant, sont d’un
autre monde. Constitution, monarchie, Ferdinand VII. Rien de tout cela n’a
à voir avec notre affaire. À Cadix, avant tout, on aspire à la liberté. Et au
progrès des peuples. En fin de compte, c’est sur ça que se fonde le commerce.
Alors, qu’on établisse ou pas de nouvelles lois, qu’on décide si le droit des
rois est d’origine divine ou si ceux-ci sont les dépositaires de la
souveraineté nationale, ça ne changera rien à la situation : les ports
américains seront dans d’autres mains et Cadix sera ruiné. Quand la vérole constituante
sera passée, les vaches maigres pourront meugler.
Lolita Palma, rit, affectueuse. Son rire est grave, sonore.
Un rire jeune. Sain.
— Je vous avais toujours tenu pour libéral…
Sans lui lâcher le bras, Sánchez Guinea s’arrête en plein
milieu de la chaussée.
— Et par Dieu, oui, je le suis, dit-il en dirigeant des
regards furibonds autour de lui, comme s’il cherchait quelqu’un qui oserait le
contredire. Mais je suis de ceux qui offrent travail et prospérité… L’euphorie
politique, c’est bien beau mais ça ne donne pas à manger. Ni à ma famille, ni à
personne. Ces Cortès, elles demandent tout et ne donnent pas grand-chose. Pense
à ce million de pesos qu’elles exigent de nous, les négociants de la ville,
pour l’effort de guerre. Après ce qu’on nous a déjà extorqué !… Pendant ce
temps, un conseiller d’État empoche quarante mille réaux par mois, et un
ministre quatre-vingt mille.
Ils poursuivent leur chemin. Parmi les diverses librairies
qui se trouvent entre les petites places de San Agustín et de la Poste, celle
de Salcedo n’est pas loin. Ils s’arrêtent un peu au passage devant les boîtes
et les étalages. Dans la boutique de livres de Navarro, certains ouvrages
exposés sont brochés et non coupés, à côté de deux gros volumes superbement
reliés dont l’un est ouvert à la page de titre : Histoire de la
conquête du Mexique, d’Antonio de Soifs.
— Avec ces perspectives, poursuit Sánchez Guinea, mieux
vaut réunir son argent et l’investir dans des valeurs sûres. Je veux dire des
maisons, des biens immobiliers, des terres… Réserver ses liquidités pour ce qui
restera stable quand la guerre sera
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