Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
passée. Le commerce comme on l’entendait
aux temps de ton grand-père, de ton père ou de moi-même ne reviendra jamais…
Sans les Amériques, Cadix n’a pas de sens.
Lolita Palma regarde l’étalage. Trop de mots, se dit-elle.
De tout ça, ils ont parlé cent fois, et son interlocuteur n’a pas l’habitude de
perdre son temps pendant ses heures de travail. Or cela fait quinze minutes
qu’il parle.
— Vous, vous avez une idée derrière la tête.
Un instant, elle craint qu’il ne lui propose une affaire de
contrebande, comme celles qu’elle a déjà refusées trois fois au cours des
derniers mois. Rien de spectaculaire, elle le sait bien. Ni de grave. Ici, la
contrebande fait partie de la vie de tous les jours depuis les premiers galions
des Indes. Rien à voir avec les agissements de certains négociants sans
scrupule qui, depuis le début du blocus, commercent avec les zones occupées par
les Français. La maison Sánchez Guinea n’est pas disposée à salir sa réputation
par de tels procédés ; mais parfois, dans la marge aléatoire que laissent
la guerre et les lois en vigueur, certaines de ses marchandises passent la
Porte de Mer sans payer les droits de douane. C’est ce qu’on appelle à Cadix,
entre gens respectables, travailler de la main gauche.
— Soyez gentil, arrêtez de tourner autour du pot.
Le négociant contemple la vitrine, mais elle sait que
l’histoire de la conquête du Mexique est le cadet de ses soucis. Et il prend
son temps. Je crois que tu mènes tout très bien, Lolita, commence-t-il au bout
d’un moment. Tu réduis les frais et le train de vie. C’est intelligent. Tu sais
que la prospérité ne durera pas toujours. Tu as réussi à garder ce qui est le
plus difficile dans cette ville : le crédit. Ton grand-père et ton père
seraient fiers. Que dis-je ? Ils le sont, en te voyant du ciel. Etcetera.
— Ne me dorez pas la pilule, don Emilio. – Elle
rit de nouveau, sans quitter son bras. – S’il vous plaît, venez-en au
fait.
Il baisse les yeux vers le sol, fixe le bout de ses
chaussures bien cirées. Puis nouveau regard aux livres. Enfin, il se résout à
lui faire face.
— Je suis en train d’armer un corsaire… J’ai acheté une
lettre de marque en blanc.
Tout en disant cela, il cligne de l’œil d’un air comique,
comme s’il s’attendait à la voir sursauter. Puis il l’observe, interrogateur.
Elle hoche la tête. Là aussi, elle le voyait venir, car c’est un vieux débat
entre eux, ils en ont beaucoup discuté. Quant à la lettre de marque, des
rumeurs lui en étaient parvenues. Le vieux renard. Vous savez parfaitement,
signifie l’expression de Lolita, que je n’aime pas ce genre d’investissements.
Je ne veux pas être mêlée à tout ça. À la guerre et à ces gens.
Sánchez Guinea lève la main pour objecter, à mi-chemin entre
l’excuse et la protestation amicale.
— Ce sont des affaires, ma fille. Ces gens sont les
mêmes que ceux avec qui tu traites tous les jours sur les navires marchands… Et
la guerre t’affecte comme tout le monde.
— Je déteste la piraterie. – Elle a lâché son bras
et tient sa bourse à deux mains, sur la défensive. – Nous en avons trop
souvent souffert et elle nous a coûté cher.
L’autre la raisonne, en énumérant ses arguments. Avec une
chaleur sincère. En conseiller avisé. Un corsaire n’est pas un pirate, Lolita.
Tu sais qu’il est soumis à des ordonnances strictes. Rappelle-toi que ton père
pensait autrement. En 1806, nous en avons armé un en faisant parts égales, et
ça nous a bien réussi. Aujourd’hui, c’est le moment. Il y a des primes à la
capture, très attractives. Des cargaisons ennemies sur lesquelles faire main
basse. Tout cela, légal, transparent comme le cristal. Il s’agit juste de
mettre les capitaux, comme je le fais moi-même. Une affaire, rien de plus. Un
risque maritime comme les autres.
Lolita Palma observe leur reflet dans la vitrine. Elle sait
que son interlocuteur n’a pas besoin d’elle. En tout cas, pas de façon
impérative. C’est une proposition amicale. Une occasion presque familiale de
réaliser une opération rentable. Cadix ne manque pas de gens qui pourraient investir
dans l’entreprise ; mais parmi d’autres associés possibles, c’est elle
qu’il préfère. Une fille intelligente, sérieuse. Qui inspire respect et
confiance. Qui a du crédit. La fille de son ami Tomás.
— Laissez-moi réfléchir, don
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