Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
employé, sur des critères inadéquats
et avec un bénéfice quasiment nul. Outre quelques autres désaccords
commerciaux, un contentieux à propos d’une propriété à Puerto Real à laquelle
Alfonso croit avoir droit par son mariage les sépare aussi. L’affaire, qui tire
son origine du testament de Tomás Palma, est entre les mains de notaires et
d’avocats, ce qui n’arrange pas leurs relations, même si la guerre laisse tout
en suspens.
— Il est arrivé, grâce à Dieu. Nous pensions la
cargaison perdue.
Elle sait qu’Alfonso ne se soucie guère du sort du Marco
Bruto : il verrait avec indifférence le bateau au fond de la mer ou
dans un port français. Mais il s’agit de Cadix, et il faut respecter les
convenances. Quand un beau-frère rencontre sa belle-sœur dans la Calle Ancha, à
la vue de toute la ville, ils doivent se parler, même brièvement. Aucun
commerce ne peut tenir, ici, si l’on n’a pas la confiance et le respect de la
société ; et ni elle ni lui ne peuvent échapper à la règle.
— Comment va Cari ?
— Bien, merci. Nous te verrons vendredi.
Alfonso touche de nouveau son chapeau, prend congé et se
dirige vers le bas de la rue. Sec et raide jusqu’à la pointe de sa canne. Les
relations que Lolita Palma entretient avec sa sœur ne sont pas non plus
chaleureuses. Elles ne l’ont jamais été, même dans leur enfance. Elle la trouve
paresseuse et égoïste, trop habituée à vivre de l’effort d’autrui. Même la mort
du père et celle du frère, Francisco de Paula, n’ont pas réussi à les
rapprocher : chagrin, deuil, et chacune dans son coin. Aujourd’hui, la
mère est leur seul lien, et encore est-il plus formel, ou pour la galerie,
qu’autre chose : visite hebdomadaire à la maison de la rue du Bastion,
chocolat, café et petits-fours, sans autre conversation qu’un bavardage
insipide sur le temps qu’il fait, les bombes des Français et les plantes du
balcon. C’est seulement quand arrive le cousin Toño, un célibataire jovial et
sympathique, que l’ambiance s’anime. Le mariage avec Alfonso Solé –
ambitieux et sans trop de scrupules, un père importateur de drap pour le Corps
des volontaires locaux, une mère guindée et stupide – accentue les
distances. Caridad et son mari n’ont jamais pardonné à Tomás Palma d’avoir
refusé que son gendre intervienne dans l’entreprise familiale, ni qu’il ait
limité les droits de sa fille cadette à une simple dot et à la maison de la rue
des Gantiers où vivent aujourd’hui les Solé : une splendide demeure de
trois étages estimée à trois cent cinquante mille réaux. Avec ça, disait le
père, ils ont de quoi voir venir. Quant à ma fille Lolita, elle a tout ce qu’il
faut pour aller de l’avant. Regardez-la. Intelligente et tenace. Elle se suffit
à elle-même et je lui fais plus confiance qu’à n’importe qui d’autre :
elle sait comment gagner de l’argent, et elle sait comment ne pas le perdre.
Depuis toute petite. Si, un jour, elle décide de se marier, elle ne passera pas
son temps à lire des romans ou à papoter dans les pâtisseries pendant que son
mari se décarcasse. Croyez-moi. Elle est d’une autre étoffe.
— Toujours aussi jolie, Lolita. Je suis content de te
voir… Comment se porte ta mère ?
Emilio Sánchez Guinea tient son chapeau dans une main et un
gros paquet de courrier et de documents dans l’autre : sexagénaire, bas
sur pattes, le poil blanc et clairsemé. Le regard avisé. Il est vêtu à
l’anglaise, une double chaîne en or reliant les boutons aux poches du gilet, et
il a cet air presque imperceptible de légère fatigue, habituel chez les
négociants qui ont atteint un certain âge et une certaine position. À Cadix, où
il n’existe pas, dans la bonne société, de pire indécence que l’oisiveté
injustifiée, il est de bon ton de laisser apparaître une minuscule touche de
négligé – une cravate un tout petit peu flottante, quelques faux plis sur
l’habit bien coupé et d’excellente qualité –, révélatrice d’une intense et
honorable journée de travail.
— Je sais que le bateau a fini par arriver. C’est un
soulagement pour tout le monde.
C’est un vieil et cher ami, de toute confiance. Camarade
d’études de feu Tomás Palma, associé à la firme familiale dans de nombreuses
opérations commerciales, il partage également avec Lolita des risques et des
affaires. Il a d’ailleurs aspiré pendant quelque temps à
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