Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
n’est pas un bienfaiteur du genre
humain qu’il a devant lui. C’est seulement un policier.
— Nous sommes en guerre, monsieur, répond-il en prenant
ses distances. Les gens meurent tous les jours, par centaines ou par milliers.
Moi-même, en tant qu’artilleur de l’armée impériale, j’ai l’obligation de tuer
autant d’habitants de cette ville qu’il me sera possible… Y compris vous, ou
des jeunes filles comme celles-là.
L’autre sourit. D’accord, exprime sa mimique, mais gardons
la musique pour les violons.
— Ne me racontez pas d’histoires, dit-il abruptement.
Vous savez que vous devez m’aider. Je le lis sur votre visage.
Maintenant, c’est l’artilleur qui éclate de rire.
— Je rectifie. Vous êtes vraiment fou.
— Non. Je me borne à livrer ma propre guerre.
Il l’a dit en haussant les épaules avec une simplicité
maussade et inattendue. Cela laisse Desfosseux songeur. Ce qu’il vient
d’entendre, il peut parfaitement le comprendre. Chacun, conclut-il, a ses
propres trajectoires d’artillerie à résoudre.
— Et mon homme ?
Le policier le regarde, déconcerté.
— Quel homme ?
— Celui que vous gardez prisonnier.
Les traits de l’Espagnol se détendent. Il a compris. Mais il
ne paraît pas étonné du tour pris par la conversation. On dirait qu’il l’a
prévu.
— Il vous intéresse vraiment ?
— Oui. Je veux qu’il vive.
— Alors il vivra. – Un sourire
indéchiffrable. – Je vous le promets.
— Je veux que vous nous le rendiez.
Le policier penche la tête, l’air d’étudier la question.
— Je peux essayer, sans plus, dit-il enfin. Mais je
vous le promets aussi : j’essaierai.
— Donnez-moi votre parole.
Le policier le regarde avec une surprise cynique.
— Ma parole ne vaut pas un clou, capitaine. Mais je
vous l’expédierai ici, si c’est en mon pouvoir.
— Qu’est-ce que vous vous proposez de faire, dans ces
conditions ?
— Tendre un piège. – Le croc de loup luit encore
une fois. – Avec un appât, si c’est possible.
*
Un rayon de soleil se reflète dans l’eau et illumine la
ville blanche dans sa ceinture de remparts bruns ; comme si, d’un coup,
cette lumière retenue jusque-là par les nuages bas se déversait à flots du haut
du ciel. Ébloui par la clarté subite, Pepe Lobo plisse les paupières et incline
davantage son chapeau en avant, en l’enfonçant bien pour que le vent ne
l’emporte pas. Il est debout sous les haubans de tribord et tient une lettre
dans les mains.
— Que penses-tu faire ? demande Ricardo Maraña.
Ils parlent à voix basse. Ce qui explique le tutoiement sur
le pont. Le second de la Culebra est accoudé à la lisse, près de son
capitaine. Le cotre se trouve à l’ancre à peu de distance de l’extrémité de la
jetée, la proue face à un fort vent de sud sud-est qui oriente son bout-dehors
vers Puntales et le fond de la baie.
— Je n’ai pas encore décidé.
Maraña penche légèrement la tête de côté, l’air sceptique.
De toute évidence, il désapprouve tout cela.
— C’est une idiotie, dit-il. Nous partons après-demain.
Pepe Lobo regarde de nouveau la lettre : pliée en
quatre, sceau de cire, écriture élégante et claire. Trois lignes et une
signature : Lorenzo Virués de Tresaco. Elle a été apportée il y a un peu
plus d’une demi-heure par deux officiers de l’Armée qui sont arrivés dans un
canot loué sur le quai, cérémonieux dans leurs vestes mouillées par les
embruns, en gants blancs, le sabre entre les jambes, assis, très raides, pendant
que le patron du canot ramait contre le vent et demandait la permission de
s’accrocher aux cadènes. Les militaires – un lieutenant du génie et un
capitaine du régiment d’Irlande – n’ont pas voulu monter à bord et ont
donc expédié leur affaire depuis le canot avant de repartir sans attendre de
réponse.
— Quand dois-tu répondre ? s’informe Maraña.
— Avant midi. Le rendez-vous est pour cette nuit.
Il passe la lettre au second. Celui-ci la lit en silence et
la rend.
— L’affaire a donc été si grave ?… De loin, on ne
l’aurait pas cru.
— Je l’ai traité de lâche. – Lobo fait, de la
main, un geste fataliste. – Devant tout ce beau monde.
Maraña esquisse un sourire. Très faible. Comme si, en place
de salive, il avait du givre dans la bouche.
— Bon, dit-il. C’est son problème. Tu n’es pas obligé.
Les deux marins
Weitere Kostenlose Bücher