Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
poumons en lambeaux.
L’élégant habit noir, ajusté, en bon drap et à longues basques, accentue son
allure distinguée, équivoque, de jeune homme de bonne famille tombé là par
hasard. En l’observant, Lobo pense que le Petit Marquis a eu vingt et un ans il
y a deux mois et qu’il n’atteindra pas les vingt-deux. Il fait tout son
possible pour ça.
— Au pistolet, je suis bon, commandant. Meilleur que
toi.
— Va au diable, lieutenant.
L’ordre, ou la suggestion, glisse sur l’impassibilité de
Maraña.
— Au point où j’en suis, jouer avec des cinq ou avec
des as, pour moi c’est du pareil au même…, commente-t-il avec sa froideur
habituelle. C’est toujours mieux que de crever en crachant du sang dans une
taverne.
Pepe Lobo lève une main. Il n’apprécie guère le tour qu’a
pris la conversation.
— Oublie ça. Cet individu est mon affaire.
— Tu sais que j’aime bien certaines choses. – Un
sourire indéfinissable, un peu cruel, tord la bouche du second. – Marcher
sur le fil.
— Pas à mes dépens. Si tu es si pressé, jette-toi à
l’eau avec un boulet de canon dans chaque poche.
L’autre se tait, comme s’il pesait sérieusement les
avantages et les inconvénients de la proposition.
— C’est la patronne, n’est-ce pas ? dit-il enfin.
C’est elle, le fin mot de l’histoire.
Il ne s’agit pas, c’est évident, d’une question. Les deux
hommes demeurent un moment penchés par-dessus bord, regardant dans la même
direction : la ville s’étend devant eux comme un immense navire qui, au
gré de la lumière et de la mer, semble tantôt à flot, tantôt échoué sur les
récifs affleurant sous les remparts. Puis Maraña sort un cigare et le plante
entre ses lèvres.
— Bien. J’espère que tu tueras ce salaud. Pour les
ennuis qu’il nous cause.
*
Les bureaux de l’Intendance de la Marine royale occupent un
bâtiment de deux étages sur la rue principale de l’île de Léon. Cela fait une heure
et demie que Felipe Mojarra – courte veste brune, foulard à carreaux sur
la tête, navaja glissée dans la large ceinture et espadrilles aux pieds –
attend dans l’étroit couloir du rez-de-chaussée, avec une vingtaine de
personnes : marins en uniforme, civils, vieillards et femmes en noir, des
enfants dans les bras. Fumée des cigares et bourdonnement des conversations.
Toutes tournent autour du même sujet : les pensions et les soldes qui
n’arrivent pas. Un fusilier marin, courte veste bleue et buffleterie jaune
croisée sur la poitrine, nonchalamment adossé à un mur souillé de traces de
mains et de taches d’humidité, monte la garde devant le bureau « Paies et
Contrôle ». Au bout d’un moment, un employé de la Marine passe la tête par
la porte entrouverte.
— Au suivant.
Les autres regardent Mojarra qui se fraie un passage et
entre dans le bureau en prononçant un bonjour auquel personne ne répond. Il est
venu si souvent qu’il connaît bien les lieux : le couloir, le bureau et
ceux qui l’occupent. Là, derrière une table couverte de papiers et entourée de
classeurs, dont l’un porte une demi-miche de pain et une bouteille de vin vide,
un enseigne travaille, assisté d’un secrétaire. Le saunier s’arrête devant la
table. Il ne connaît que trop les deux hommes – l’enseigne est toujours le
même, mais les secrétaires se relaient. Mais il sait que, pour eux, il n’est
qu’un visage parmi les douzaines qu’ils reçoivent chaque jour.
— Mojarra, Felipe… Je viens voir où en est le paiement
pour la prise d’une canonnière.
— La date ?
Le saunier donne les détails pertinents. Il reste debout,
car personne ne lui a offert la chaise qui se trouve dans un coin ; elle
est posée délibérément à l’écart, pour éviter que ceux qui entrent puissent
s’asseoir. Pendant que le secrétaire cherche dans les classeurs, l’enseigne
revient aux documents qui sont sur la table. Là-dessus, l’autre lui présente un
registre ouvert et un dossier bourré de feuillets manuscrits.
— Vous avez dit Mojarra ?
— C’est ça. Il faut chercher aussi les noms de
Francisco Panizo et de Bartolomé Cárdenas, présentement décédé.
— Je ne vois rien.
C’est le secrétaire qui, debout à côté de l’enseigne,
indique une ligne sur le registre. L’ayant lu, l’autre ouvre le dossier et
cherche dans les documents qu’il contient jusqu’à ce qu’il trouve le bon.
— Oui, c’est
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