Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
restent immobiles et silencieux sous les
haubans, dans les hurlements du vent, en contemplant le quai et la ville. À
proximité du cotre passent, ris pris, des voiles de toutes sortes :
carrées, latines, au tiers. Les canots et les petites embarcations vont et
viennent sur la mer qui moutonne, entre les gros navires marchands, tandis que
les frégates et les corvettes anglaises et espagnoles, mouillées plus loin pour
s’abriter de l’artillerie française, se balancent sur leurs ancres, groupées
autour de vaisseaux britanniques de soixante-quatorze canons, voiles serrées et
vergues basses.
— Le moment est mal choisi, dit brusquement Maraña.
Nous partons en campagne, après tout ce temps perdu… Tous ces hommes dépendent
de toi.
Il s’est tourné à demi pour désigner le pont. Le maître
d’équipage Brasero et les autres passent au goudron les manœuvres dormantes et
les jointures du plancher qu’ils lavent ensuite et polissent avec des brosses
et des pavés de grès. Pepe Lobo observe leurs visages tannés, suants,
identiques à ceux qu’on peut voir derrière les barreaux de la Prison
royale – et il est vrai que certains en viennent. Torses tatoués et autres
marques évidentes de la racaille maritime. Dans les dernières quarante-huit heures,
l’équipage s’est vu privé de deux hommes : l’un poignardé hier dans une
rixe, rue Sopranis, et l’autre à l’hôpital, atteint du mal français.
— Tu vas me faire pleurer, lieutenant… Quand tu parles
comme ça de nos hommes, tu me fends le cœur.
Du coup, Maraña rit franchement, dents serrées, avant de
s’interrompre, ébranlé par la toux déchirante et grasse. Il se penche
par-dessus bord et crache dans la mer.
— Si ça tournait mal, dit Lobo, tu me remplacerais très
bien à bord.
Le second, qui reprend son souffle, a sorti le mouchoir
d’une manche et se le passe sur les lèvres.
— Ne m’embête pas, murmure-t-il d’une voix encore
étouffée. Je préfère que les choses restent comme elles sont.
Un coup de tonnerre par bâbord, à deux milles. Presque en
même temps, un boulet de canon, tiré il y a dix secondes de la Cabezuela, fend
le vent au-dessus du mât de la Culebra en direction de la ville. Tous
les hommes sur le pont lèvent la tête et suivent du regard la trajectoire du
projectile, qui tombe au-delà du rempart sans bruit ni effets apparents.
Visiblement déçu, l’équipage retourne à ses travaux.
— Je crois que j’irai, décide Pepe Lobo. Tu
m’accompagneras en qualité de témoin.
Maraña acquiesce, comme si la chose allait de soi.
— Il en faudra un deuxième, suggère-t-il.
— Sottise. Tu suffiras largement.
Autre détonation à la Cabezuela. Autre bruit d’air déchiré
qui fait de nouveau lever toutes les têtes. Cette fois non plus, il ne semble
pas y avoir de dégâts dans la ville.
— Le lieu proposé n’est pas mauvais, commente Maraña
d’une voix neutre. Sur le récif de Santa Catalina, à l’heure prévue, c’est
marée basse… Cela vous laisse le temps et l’espace nécessaires pour expédier
l’affaire.
— Avec cet avantage que, comme c’est situé extra-muros,
nous ne sommes pas vraiment affectés par les ordonnances de la ville… On reste
plus ou moins dans les limites de la légalité.
Maraña penche la tête de côté, vaguement admiratif.
— Parfait. Je l’ai bien étudié, ce petit militaire
aragonais. C’est visible qu’il est jaloux de toi depuis l’histoire de
Gibraltar, je suppose.
— C’est moi qui suis jaloux de lui.
Lobo, qui continue de regarder en direction de la mer et de
la ville, remarque du coin de l’œil que son second l’observe avec beaucoup
d’attention. Quand il se tourne vers lui, Maraña s’empresse de regarder
ailleurs.
— Je choisirais le pistolet, suggère le second. C’est
plus rapide et plus propre.
Une quinte de toux l’interrompt de nouveau. Cette fois le
mouchoir se teint de taches rouges. Il le plie soigneusement avant de le remettre
dans sa manche d’un air indifférent.
— Écoute, commandant. Tu as encore un tas de choses à
faire à bord. Des responsabilités, et tout ça. Pourtant…
Il s’arrête un instant, perdu dans ses pensées. Comme s’il
avait oublié ce qu’il voulait dire.
— Je n’ai plus guère de cartes dans mon jeu. Plus rien
à perdre.
Puis il s’étire en dominant la lisse, maigre et pâle, comme
s’il cherchait la provision d’air frais qui manque à ses
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