Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
là. Demande de prime pour la capture d’une
canonnière française au moulin de Santa Cruz… Pas de décision pour l’instant.
— Comment dites-vous ?
L’enseigne hausse les épaules sans lever les yeux. Des yeux
globuleux dans un visage au poil rare qui aurait besoin d’être rasé. L’air las.
Le col de la veste bleue, négligemment déboutonnée, laisse voir une chemise
d’une propreté douteuse.
— Je dis que rien n’a été décidé, répond-il avec
indifférence. Que l’affaire n’est toujours pas réglée par mes supérieurs.
— Mais le papier qui est là…
Un coup d’œil méprisant, bref. De fonctionnaire occupé.
— Vous savez lire ?
— Pas très bien… Non.
L’autre tapote sur le document avec un coupe-papier.
— Ceci est une copie du rapport original : la demande
introduite par vous et vos compagnons, qui n’a pas encore été approuvée. Il
faut la signature du lieutenant général, et ensuite celles du contrôleur et du
trésorier de la Marine.
— Mais elles devraient déjà y être, je crois.
— Tant qu’ils n’ont pas refusé, vous pouvez déjà vous
tenir pour satisfait.
— Ça dure depuis très longtemps.
— Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? –
D’un geste las, dur, l’enseigne désigne la porte avec son coupe-papier.
— Même si j’avais l’argent, ce serait pareil.
Considérant l’affaire terminée, il reporte les yeux sur ses
papiers. Mais il les relève aussitôt, en se rendant compte que le saunier n’a
pas bougé.
— Je vous ai dit…
Il s’interrompt en observant la manière dont Mojarra le
regarde. Puis il observe aussi les mains dont les pouces sont passés dans la
ceinture, d’un côté et de l’autre de la navaja qui est glissée dedans. Les
traits durs, tannés par le soleil et les vents des étiers, de l’homme qui se
tient face à lui.
— Écoutez, monsieur l’officier, dit le saunier sans
changer de ton. Mon beau-frère est mort pour cette chaloupe française… Et moi
je me bats dans l’Île depuis le début de la guerre.
Il s’en tient là, sans détourner le regard. Son calme n’est
qu’apparent. Si tu sors encore une impertinence, pense-t-il, il va s’occuper de
toi et tout sera fichu. Aussi vrai que Dieu existe. L’enseigne, qui semble
pénétrer la pensée de Mojarra, dirige un rapide regard vers la porte derrière
laquelle se tient le fusilier marin. Puis il se reprend.
— Ces affaires sont comme ça, elles prennent du temps…
La Marine est à court de fonds, et cela fait beaucoup d’argent.
Cette fois, le ton est différent. Forcé et conciliant. Moins
dur. Prudent. Les temps ne sont pas sûrs, avec cette Constitution en
marche ; et on ne sait jamais quelles mauvaises rencontres vous réserve la
rue. Debout, le dossier dans les bras, le secrétaire assiste à la scène sans
desserrer les dents. Mojarra croit deviner une satisfaction secrète dans la
façon dont il fixe son supérieur.
— Mais nous sommes dans le besoin, argumente-t-il.
L’enseigne fait un geste d’impuissance. Maintenant, au
moins, il paraît sincère. Ou il veut le paraître.
— Vous touchez votre solde, mon ami ?
Le saunier acquiesce, méfiant.
— Des fois. Avec un peu de quoi manger.
— Eh bien, vous avez de la chance. Pour la nourriture,
surtout. Les gens qui attendent dans le couloir sont dans le besoin, eux aussi.
Ils ne peuvent pas se battre, ils ne sont utiles à rien, et ils n’ont même pas
ce que vous recevez… Regardez-les en sortant : des vieux marins dans la
misère parce qu’ils ne touchent pas leur pension, des mutilés, des veuves et
des orphelins sans aucun secours, des soldes que personne ne paie depuis
vingt-neuf mois. Chaque jour, je vois passer par cette porte des cas plus
graves que le vôtre… Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
Sans répondre, Mojarra va vers la porte. Sur le seuil, il
s’immobilise un instant.
— Que vous nous traitiez avec humanité, répond-il
durement. Et que vous ne nous manquiez pas de respect.
*
Sur le récif que la marée basse laisse à découvert, à
500 vares au-delà du fort de Santa Catalina, près de la Caleta, une
lanterne posée sur le sol irrégulier de calcaire coquillier éclaire de loin
deux hommes immobiles, debout à quinze pas l’un de l’autre et chacun à une extrémité
du diamètre du cerclé de lumière. Ils sont tous deux tête nue et sans manteau.
L’usage voudrait qu’ils soient en manches
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