Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
de chemise ou le torse à l’air en cas
de blessure – trop d’étoffe sur le corps augmente le risque de fragments
dispersés et d’infection –, mais il est deux heures du matin et le froid
est vif. Être entièrement dévêtu ferait trembler le poignet au moment de
viser ; de plus, un tel tremblement pourrait être mal interprété par les
témoins de la scène : quatre hommes qui, enveloppés dans des pardessus et
des capes, se découpent sur les éclats lointains du phare de San Sebastían,
formant un groupe à part, silencieux et solennels. Des deux adversaires, l’un
porte une veste d’uniforme bleue, un pantalon moulant de même couleur et des
bottes militaires ; l’autre est vêtu de noir. Même le foulard qui cache le
col de sa chemise est de cette couleur. Pepe Lobo a décidé de suivre le conseil
avisé de Ricardo Maraña : toute couleur claire constitue un repère pour le
tir de l’autre. Alors fais comme je te dis, commandant. En noir et de profil,
tu offres moins de prise à une balle.
Très calme, tandis qu’il attend le signal, le corsaire tente
de se décontracter. Il respire posément, en aiguisant ses sens. Il s’efforce de
ne pas avoir autre chose en tête que la silhouette qui est en face. Sa main
droite, qu’il tient le long du corps, presse contre sa cuisse le poids d’un
pistolet à platine à pierre, à canon long, qui convient à ce genre d’affaire.
Son jumeau est dans la main de l’adversaire, que Pepe Lobo ne peut distinguer
tout à fait car il se trouve, comme lui-même, à la limite du cercle de lumière,
éclairé d’en bas par la lanterne qui lui donne un aspect fantomatique, indécis
entre ombre et clarté. La vision de chacun s’améliorera d’ici peu, quand le
signal sera donné et que les adversaires marcheront vers la lanterne, de mieux
en mieux éclairés à mesure qu’ils avanceront. Les règles arrêtées par les
témoins sont simples : un seul tir à discrétion, avec la liberté de
choisir le moment de faire feu pendant qu’ils iront l’un vers l’autre. De loin,
celui qui tirera avant l’autre aura pour lui l’avantage de l’initiative, mais
prendra aussi le risque, du fait de la distance, de manquer sa cible. Celui qui
le fera de près aura une plus grande possibilité de bien viser, mais avec
l’inconvénient d’être touché s’il attend trop longtemps pour appuyer sur la
détente. C’est comme au jeu de sept et demi : le joueur qui dépasse ce
chiffre perd, tout comme celui qui ne l’a pas atteint.
— Préparez-vous, messieurs, annonce gravement un des
témoins.
Sans tourner la tête, Pepe Lobo regarde le groupe du coin de
l’œil : deux officiers amis de son adversaire, un chirurgien et Ricardo
Maraña. Des témoins suffisants pour certifier ensuite qu’il n’y a pas eu
assassinat et que tout a été mené à l’extérieur de la ville, en conformité avec
les règles de l’honneur et de la décence.
— Prêt, monsieur Virués ?
Bien qu’il n’y ait pas de vent et que seule arrive de la mer
la rumeur paisible de l’eau qui monte et descend entre les rochers, Pepe Lobo
n’entend pas la réponse de son vis-à-vis ; mais il le voit acquiescer
brièvement de la tête sans cesser de le regarder. Le tirage au sort a fait que
Lorenzo Virués tourne le dos à la mer, tandis que Lobo se trouve sur la partie
du récif qui conduit à la Caleta et aux murs en forme de demi-étoile du fort de
Santa Catalina. La marée, qui va bientôt commencer à monter, peut arriver
jusqu’aux tiges de ses bottes d’ici quinze minutes. À ce moment-là, on suppose
que tout sera réglé ; et qu’un des adversaires, sinon les deux, sera tombé
sur la pierre humide où, pour l’instant, la lumière de la lanterne fait luire
les flaques que la mer a laissées en se retirant.
— Prêt, monsieur Lobo ?
Le corsaire décolle ses lèvres l’une de l’autre – non
sans difficulté, car il a la bouche sèche – et prononce le bref
« oui » de rigueur. Il ne s’est encore jamais battu en duel, mais il
a tiré sur d’autres hommes et les a affrontés à coups de sabre dans la folie
des batailles navales, sur des ponts glissants de sang alors que les canons
ennemis faisaient voler mitraille et éclats de bois. Dans un métier comme le
sien, quand on a pour unique patrimoine une existence qu’il faut risquer dans
le seul but de gagner son pain, vie et mort sont des mots
étroitement liés aux cartes distribuées par la Chance. La
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