Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
sienne, cette nuit,
est l’indifférence technique acquise à force d’affronter le danger. La même
que, pour des raisons identiques, Lobo suppose chez son adversaire. Au-delà de
la rancune et des paroles prononcées, il sait que ce n’est pas la crainte du
qu’en-dira-t-on qui a conduit Virués ici, mais bien ce vieux compte à régler
qu’il n’a, lui aussi, cessé d’ajourner depuis Gibraltar, aggravé ces derniers
temps de détails supplémentaires.
— Soyez prêts à avancer, messieurs… À mon signal.
Tendu, avant de faire le vide dans son esprit pour se
concentrer sur le pistolet à lever et la distance à parcourir, une dernière
pensée traverse Pepe Lobo : aujourd’hui, il a terriblement envie de vivre.
Ou, plus exactement, de tuer son adversaire. De l’effacer à jamais du monde. Le
corsaire ne se bat pas pour défendre un prétendu honneur dont, à ce stade de sa
vie et de sa carrière, il se moque éperdument. L’honneur, ses simagrées et ses
grotesques conséquences – qui se révèlent toujours diablement
fâcheuses –, il les laisse à ceux qui ont les moyens de se les permettre.
Il est venu sur le récif de Santa Catalina avec l’intention de coller une balle
à Lorenzo Virués : un bon coup de pistolet en pleine poitrine qui effacera
de son visage l’expression, supérieure et stupide, d’un homme qui regarde le
monde avec la simplicité d’un temps révolu. Qui ignore, par naissance ou par
chance, combien il est difficile de survivre quand on doit se contenter de
l’ombre qui vous est échue, et combien il fait terriblement froid dehors. Dans
tous les cas, se dit une dernière fois Pepe Lobo avant de ne plus penser qu’à
sa vie ou à sa mort, quoi qu’il arrive, Lolita Palma croira qu’il l’a fait pour
elle.
— Avancez !
Tout maintenant, autour de lui, n’est plus qu’ombre et
pénombre, obscurité qui cerne comme un rideau noir le cercle de lumière dont
Lobo voit augmenter l’intensité tandis qu’il marche vers le centre, lentement,
en essayant de se déplacer le plus possible de profil, surveillant l’homme qui,
se déplaçant aussi, se découpe de plus en plus net et de plus en plus proche.
Un pas. Deux. Il s’agit de bien assurer ses pieds et ne pas cesser de viser.
Tout se réduit à cela, désormais. Ce n’est pas la tête, mais l’instinct, qui
calcule la distance et le moment de faire feu ; ce qui retient le doigt
crispé qui frôle la détente, luttant contre l’envie irraisonnée de tirer avant
que l’autre ne le fasse. De se dépêcher d’en finir. Ainsi se meut le corsaire,
prudent, dents serrées, avec la sensation que ses muscles se contractent
d’eux-mêmes, dans l’attente de l’impact, sec, d’un morceau de plomb. Trois pas,
déjà. Ou peut-être quatre. Ce chemin semble être, ou est vraiment, le plus long
du monde. Le sol est irrégulier et la main levée qui tient le pistolet, bras
horizontal et coude légèrement plié, a du mal à garder la silhouette de
l’adversaire dans sa ligne de tir.
Cinq pas. Six.
L’éclair fait sursauter Pepe Lobo. Il est tellement
concentré sur sa progression et sur la nécessité de garder le pistolet pointé
qu’il n’entend pas le coup partir. Il aperçoit seulement le flamboiement subit
qui jaillit de l’arme de son adversaire, pendant qu’il fait un effort violent
pour ne pas appuyer à son tour sur la détente. La balle passe à un pouce de son
oreille droite, avec son vrombissement sinistre de grosse mouche en plomb.
Sept pas. Huit. Neuf.
Il ne ressent rien de particulier. Ni satisfaction, ni
soulagement. Rien que la certitude qu’il pourra vivre, semble-t-il, un peu plus
longtemps que ce qui était envisageable cinq secondes plus tôt. Finalement, il
est parvenu à ne pas tirer, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire en un
tel cas, et il garde pointé le pistolet en continuant d’avancer. À mesure qu’il
se rapproche, il peut voir, à la lumière de la lanterne qu’il est sur le point
de rejoindre, le visage décomposé de Lorenzo Virués. Le militaire s’est arrêté,
sans avoir encore baissé complètement le pistolet fumant, comme indécis entre
le moment du coup de feu et la certitude de l’échec et du désastre. Le corsaire
sait parfaitement ce qui se fait en pareille occasion. Et aussi ce qui ne se
fait pas. Il existe toujours la possibilité, très appréciée dans la bonne
société, de tirer sans avancer davantage, ou de le faire en l’air, dans un
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