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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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et il s’écarte du comptoir pendant que Sanlúcar
s’occupe d’elles. Ce sont des habitantes du quartier, de la classe
populaire : châles de laine grossière sur des jupes de serge, cheveux
retenus par des épingles, panier pour les emplettes au bras. Désinvoltes, comme
savent l’être les Gaditanes. L’une est petite et jolie, peau blanche et mains
fines. Gregorio Fumagal les observe tout en furetant parmi les caisses et les
sacs de produits.
    — Mets-moi une demi-livre de ce jaune, Frasquito.
    — Sûrement pas. Il n’est pas pour toi. Trop gras, ma
fille.
    — Et alors ? Qu’est-ce que ça peut faire ?
    — Il y a beaucoup de graisse dedans. De porc. Quand on
se lave, l’odeur ne s’en va pas complètement… Je vais te donner celui-là, qui
est plus fin et avec de l’huile de sésame. Un produit de luxe.
    — Et sûrement plus cher aussi. Je te connais.
    Francisco fait sa tête d’innocent résigné.
    — Un poil plus cher, c’est vrai. Mais tu mérites un
savon de reine. De qualité supérieure. Ce qui se fait de mieux. Belle comme tu
es. Tiens, sans aller plus loin, c’est celui dont se sert l’impératrice
Joséphine.
    — Vrai ?… Grand bien lui fasse. Je ne veux pas du
savon d’une gabacha.
    — Attends donc, ma fille. Je n’ai pas fini. La reine
d’Angleterre aussi. Et l’infante Charlotte du Portugal. Et la comtesse de…
    — Garde tes boniments pour toi, Frasquito.
    Le marchand a pris une boîte et se dispose à l’envelopper
dans du papier de couleur. Pour la clientèle féminine, il a l’habitude
d’empaqueter les produits dans de jolies boîtes avec du beau papier et des
étiquettes. Une réclame pour la maison.
    — Combien de livres m’as-tu dit, mon cœur ?
    En disant adieu aux deux jeunes femmes, Gregorio Fumagal
s’écarte pour les laisser passer et reste à les regarder s’en aller.
    — Excusez-moi, don Gregorio, dit le marchand en se
retournant vers lui. Merci pour votre patience.
    — Je vois que vous êtes toujours bien approvisionné
malgré la guerre.
    — Je ne me plains pas. Avec le port libre, on ne manque
de rien. Même les produits français continuent de nous arriver. Et c’est une
chance, parce que Cadix est une ville habituée à ce qui vient du dehors et le
savon espagnol a mauvaise réputation… On dit que nous l’adultérons beaucoup.
    — Vous aussi, vous l’adultérez ?
    Sanlúcar prend son air le plus digne. Il y a de bons et de
mauvais mélanges, répond-il. Voyez plutôt, ajoute-t-il en désignant une boîte
de morceaux de savon d’un blanc immaculé. Du savon allemand. Il contient
beaucoup de graisse parce que chez eux ils n’ont pas d’huile, mais ils la
purifient jusqu’à la rendre inodore. En revanche, personne ne veut des savons
de toilette espagnols. Il y a eu trop de falsifications, et les clients n’ont
pas confiance. Finalement, ce sont eux, les honnêtes gens – je veux dire
nous, rectifie le marchand après une pause, en s’incluant dans le lot –
qui payent pour la malhonnêteté des autres.
    On entend une explosion sourde. Lointaine. Boum ! À
peine une légère vibration du plancher et des vitres de la fenêtre. Ils tendent
tous deux un instant l’oreille.
    — Vous êtes inquiétés par les bombes, ici ?
    — Pas vraiment. – D’un air indifférent, Sanlúcar
enveloppe les deux livres de savon et le flacon de teinture pour les cheveux
dans du papier gris. – Ce quartier reste à l’écart. Celles qui vont le
plus loin n’arrivent même pas jusqu’à San Agustín.
    — Combien vous dois-je ?
    — Sept réaux.
    Le taxidermiste met un douro d’argent sur le comptoir et
attend la monnaie, à demi tourné dans la direction d’où est venu le bruit de
l’explosion.
    — De toute manière, elles se rapprochent petit à petit.
    — Pas trop, grâce à Dieu. Ce matin, il en est tombé une
rue du Rosaire. C’est celle qui est arrivée le plus près, et vous voyez :
à 1 000 vares d’ici. C’est pour cela que beaucoup de gens de là-bas,
ceux qui n’ont pas de parents chez qui aller, commencent à passer la nuit dans
cette partie de la ville.
    — En plein air ?… Sacré spectacle.
    — Je ne vous le fais pas dire. Il en vient toujours
plus, avec des matelas, des couvertures et des bonnets de nuit, et ils se
mettent sous les porches quand on le leur permet, sinon là où ils peuvent… On
dit que les autorités vont installer des baraques sur le terrain de Santa
Catalina,

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