Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
leurs tasses en porcelaine de Chine dans lesquelles Rosas, le majordome,
vient de leur servir le café. Lolita s’assied comme à son habitude sur un
fauteuil de cuir ancien qui a appartenu à son père et invite les deux visiteurs
à reprendre leurs places.
— Quel bon vent vous amène chez moi ?
Elle s’adresse au vieil ami de la famille, mais observe
l’autre homme : la quarantaine, cheveux et favoris noirs, yeux clairs,
vifs. Peut-être intelligents. Pas très grand, mais large d’épaules sous la
veste bleue – un peu usée aux coudes et aux poignets, note-t-elle –
avec des boutons dorés. Des mains fermes et vigoureuses. Un marin, sans nul
doute. Cela fait trop longtemps qu’elle est en contact avec ce monde pour ne
pas reconnaître les gens de mer au premier coup d’œil.
— Je désire vous présenter ce monsieur.
Don Emilio le fait d’une manière brève, pratique, allant
droit au but : capitaine José Lobo, une vieille connaissance. Pour l’heure
à Cadix, sans emploi du fait de diverses circonstances. La maison Sánchez
Guinea projette de l’associer à une affaire en cours. Tu sais laquelle. Celle
dont nous avons parlé il y a peu dans la Calle Ancha.
— Vous voudrez bien nous excuser un moment ?
La voyant se lever de son fauteuil, les deux hommes
l’imitent, et elle invite don Emilio à passer avec elle dans le bureau privé.
Du seuil, avant de refermer la porte, Lolita Palma regarde une dernière fois le
marin qui est resté debout au milieu du salon : son attitude semble
circonspecte, mais l’expression est tranquille, aimable. Presque amusée par la
situation. Cet individu, pense-t-elle fugacement, est de ceux qui sourient avec
les yeux.
— Que signifie ce traquenard, don Emilio ?
Le vieux négociant proteste.
— Mais pas du tout, ma fille. Je voulais juste que tu
fasses la connaissance de mon homme. Pepe Lobo est un capitaine expérimenté. Un
sujet de valeur, compétent. C’est le bon moment pour l’employer, parce qu’il
est sans travail et disposé à embarquer sur n’importe quel tas de bois pourvu
qu’il flotte. Nous tenons déjà à demi armé un cotre, avec la lettre de marque
dont je t’ai parlé l’autre jour, et il sera en mesure de prendre la mer à la
fin du mois.
— Je vous ai dit que je ne veux pas me mêler de la
course.
— Tu n’auras pas à t’en mêler. Je te propose juste une
participation. Après-demain, je dépose la caution de l’armement.
— De quel bateau s’agit-il ?
Sánchez Guinea le décrit avec l’emphase du commerçant
satisfait de son acquisition : un cotre français de cent quatre-vingts
tonneaux capturé par un corsaire d’Algésiras et vendu aux enchères à Cadix il y
a vingt jours. Vieux, mais en bon état. Il peut porter huit canons de
6 livres. Rebaptisé la Culebra, parce qu’il s’appelait le Colbert. Acheté pour vingt mille réaux. L’armement – voiles et gréement neufs,
armes légères, poudre et munitions – en demandera environ dix mille de
plus.
— Nous ferons des campagnes courtes : de
Saint-Vincent à Gata, à la rigueur jusqu’à Palos. Avec peu de risques et la
perspective de gros bénéfices. Une affaire sûre, crois-moi… Les deux tiers de
l’armateur nous reviendraient, à toi et à moi. Le dernier tiers pour le
capitaine et l’équipage. Tout cela dans la plus scrupuleuse légalité.
Lolita Palma regarde la porte fermée.
— Que pouvez-vous encore me dire de cet homme ?
— Il n’a pas eu de chance dans ses derniers voyages,
mais c’est un bon marin. Il a fait la course dans le Détroit durant la dernière
guerre. Il commandait une goélette de six canons avec laquelle il a fait une
campagne rentable. Je le sais, parce que j’en étais un des propriétaires… À la
fin, il a essuyé un sale coup : une corvette anglaise l’a capturé près du
cap des Trois Fourches.
— Je crois avoir entendu parler de lui… Est-ce qu’il ne
s’est pas évadé de Gibraltar ?
Sánchez Guinea émet un rire malicieux, approbateur. Ce
souvenir semble le réjouir.
— Parfaitement. Il était prisonnier et s’est fait la
belle avec d’autres en volant une tartane. Depuis quatre ans, il navigue sur
des navires marchands… Récemment, il a eu des désaccords avec son dernier
armateur.
— Qui était-ce ?
— Ignacio Ussel.
Le vieux négociant prononce ce nom en arquant les sourcils,
avec un regard mi-interrogateur, mi-complice. Tout Cadix sait parfaitement
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