Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
lui ?
— Ces chiens de manolos, murmure Bertoldi, haineux. Ce
ramassis de brigands pouilleux.
Sa bonne humeur coutumière semble s’être aigrie, ces
dernières semaines. Comme lui, comme la grande majorité des vingt-trois mille
hommes retranchés entre Sancti Petri et Chipiona, le capitaine Desfosseux
ignore ce qui se passe en France et dans le reste de l’Europe. Il ne dispose
que de commentaires peu fiables, de suppositions, de rumeurs. Un journal
récent, une brochure, une lettre sont des raretés qui ne viennent pas jusqu’à
eux. Ils ne reçoivent pas de nouvelles de leurs familles, et celles-ci sont
dans le même cas. Les guérillas, bandes de criminels qui opèrent sur toutes les
voies de communication, ne laissent rient passer. Se déplacer en Espagne, c’est
comme voyager en Arabie : les courriers sont attaqués, capturés,
atrocement assassinés dans les montagnes et les bois, et seuls les voyageurs
accompagnés d’une forte escorte parviennent à se rendre d’un point à un autre
sans risquer de mauvaises rencontres. Les routes habituelles venant de Jerez et
de Séville sont une succession de fortins où des petites garnisons démoralisées
vivent dans la peur, l’œil aux aguets et le fusil prêt à tirer, se méfiant
autant des ennemis qui rôdent à l’extérieur que des habitants des villages
qu’ils savent dans leur dos. Et, la nuit tombée, chaque champ, chaque chemin
redeviennent le domaine des insurgés, piège mortel pour les malheureux qui s’y
aventurent sans protection et que l’on retrouve au petit matin torturés comme
des bêtes sauvages à la lisière des bois de chênes verts et de pins. Voilà ce
qu’est la guerre d’Espagne, la guerre en Andalousie. Occupant le terrain
seulement en apparence, plus puissantes par leur réputation que dans les faits,
les troupes du Premier Corps qui assiègent Cadix sont trop loin de tout et de
tous. Des hommes pratiquement isolés dans leur exil précaire à l’avenir
incertain, sur cette terre hostile où le sentiment d’abandon et la lassitude,
aussi abrutissants que des narcotiques, s’emparent des meilleurs soldats,
victimes autant du feu de l’ennemi que des maladies et de la nostalgie.
— Hier, nous avons enterré Bouvier, dit Bertoldi,
lugubre.
Le capitaine ne répond pas. L’intention de son subordonné
n’est pas de l’informer ; il ne fait qu’exprimer un sentiment à voix
haute. Louis Bouvier, un lieutenant d’artillerie avec lequel ils ont fait le
voyage de Bayonne à Madrid et qu’ils ont retrouvé affecté à la batterie de San
Diego, à Chiclana, souffrait depuis quelque temps d’une maladie nerveuse dont
les effets le plongeaient dans une mélancolie profonde. L’avant-veille, en
quittant son service, Bouvier a saisi le fusil d’un soldat, s’est enfermé dans
une baraque, a enfoncé le canon dans sa bouche, glissé le gros orteil du pied
droit sur la détente de l’arme, et s’est brûlé la cervelle.
— Mon Dieu ! Ce pays est le cul du monde.
Desfosseux garde le silence. La brise de mer est légère,
portant l’odeur de vase et d’algues de la marée basse. Vers les dernières
maisons du village, quelques formes obscures et proches indiquent l’emplacement
des tentes de campagne et des fortins qui défendent la plage de possibles
débarquements ennemis. Il peut entendre les consignes échangées par les
sentinelles, les hennissements étouffés des chevaux dans les cours où ils sont
parqués. La rumeur confuse formée par d’innombrables sons indéfinissables
provenant de milliers d’hommes qui dorment ou veillent les yeux ouverts dans la
nuit. Une armée échouée devant une ville.
— Passer au plomb me semble une bonne idée, commente
Bertoldi sur le ton d’un naufragé qui se raccrocherait au premier objet qui
flotte.
Desfosseux fait quelques pas et s’arrête, observant les
lumières lointaines. Mentalement, il calcule de nouvelles trajectoires. Des
lignes courbes impeccables. Des belles et parfaites paraboles.
— C’est la seule manière d’y arriver… Demain, nous
commencerons à travailler à la modification du centre de gravité. Une très
légère rotation obtenue par le frottement de l’âme du canon pourrait nous être
utile.
Un silence. Long.
— Savez-vous ce que je pense, mon capitaine ?
— Non.
— Que vous ne vous ferez jamais sauter le caisson comme
le pauvre Bouvier.
Desfosseux sourit dans le noir. Il sait que son adjoint dit
vrai. Jamais, du
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