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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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gai – a
cette même odeur âpre, trouble comme les douzaines de regards qui suivent les
mouvements de la femme en train de se tordre et de se déhancher, provocante, au
rythme des guitares, en se donnant des claques sur les cuisses.
    — La chienne, murmure Bertoldi qui ne la quitte pas des
yeux.
    Il reste encore un moment à observer la danseuse. Pensif.
Puis il se tourne vers Desfosseux :
    — Du plomb, disiez-vous ?
    Le capitaine acquiesce. C’est la seule solution, dit-il. Du
plomb inerte. Des bombes de 80 ou 90 livres, sans poudre ni espolette.
100 toises de plus de portée, au moins. Voire davantage, si le vent est
favorable.
    — Les dommages seront minimes, objecte Bertoldi.
    — Nous nous occuperons plus tard de les augmenter.
L’important est de parvenir au centre de la ville… À la place San Antonio ou
dans ses environs.
    — C’est donc décidé.
    — Absolument.
    Bertoldi lève son verre en haussant les épaules.
    — À Fanfan, dans ce cas.
    — C’est ça. – Desfosseux choque légèrement son
verre contre celui de son adjoint. – À Fanfan !
    Les guitares se taisent, les hommes applaudissent en
proférant des grossièretés dans toutes les langues de l’Europe. Immobile,
renversée en arrière, une main encore levée, la danseuse promène ses yeux très
noirs sur l’assistance. D’un air de défi. Sûre d’elle. Maintenant que le désir
qui rôde dans cette salle a été avivé par sa danse, elle est certaine qu’elle
peut choisir. Son instinct ou son expérience – elle est jeune, mais elle
en sait déjà suffisamment – lui disent que n’importe lequel de ceux qui
sont là jettera de l’argent entre ses cuisses rien que pour attirer son regard
sur lui. Les temps sont propices. Les hommes qu’il faut, là où il faut, car
guerre ne signifie pas toujours misère. En tout cas, pas pour tout le monde,
quand on a un joli corps et un regard noir comme les siens. En se disant cela,
Simon Desfosseux s’attarde sur la peau brune des bras de la danseuse ; des
gouttes de sueur luisent en coulant dans son décolleté impudique qui laisse à
nu la naissance des seins. Peut-être un jour cette femme mourra-t-elle de faim,
dans une guerre future, quand elle sera fanée ou vieille. Mais pas dans
celle-ci… Il suffit de voir les regards lubriques rivés sur elle ; les
calculs sordides sous l’humilité apparente des deux guitaristes – père,
frère, cousin, amant, maquereau – qui, assis sur des chaises basses, leurs
instruments sur les genoux, observent l’assistance en souriant aux applaudissements
tout en essayant de repérer la bourse la plus pleine de la soirée. Quelle est
aujourd’hui la cote, sur le maigre marché local de la chair fraîche, de
l’honneur supposé de leur fille, sœur, cousine, maîtresse, protégée, pour ces
messieurs français dans un cabaret de Puerto Real ? Parce que la patrie et
le roi Ferdinand, c’est bien joli, mais en attendant il faut faire bouillir la
marmite.
    Simon Desfosseux et le lieutenant Bertoldi sortent dans la
rue, heureux de respirer la brise. L’obscurité est totale. La plupart des
habitants sont partis à l’arrivée des troupes impériales, et les habitations
abandonnées servent maintenant de casernes et de logements pour les soldats et
les officiers, les cours et les jardins étant affectés aux chevaux. L’église,
avec ses murs épais, une fois pillée et son retable parti alimenter le feu des
bivouacs, sert de magasin pour les munitions et la poudre.
    — Cette Gitane m’a échauffé les sangs, commente
Bertoldi.
    En suivant la rue, les deux officiers arrivent au bord de la
mer. Il n’y a pas de lune, et des milliers d’étoiles remplissent la voûte
céleste au-dessus des terrasses des maisons basses. À une demi-lieue au levant,
de l’autre côté de la tache noire de la baie, on distingue quelques lumières,
isolées, dans l’arsenal ennemi de la Carraca et le village de l’île de León.
Comme d’habitude, les assiégés semblent plus sereins que leurs assiégeants.
    — Ça va faire trois mois que je n’ai pas reçu la
moindre lettre, ajoute Bertoldi un peu plus tard.
    Desfosseux esquisse une moue dans l’obscurité. Il a pu
suivre sans difficulté l’enchaînement des pensées de son compagnon. Lui-même,
en ce moment, pense intensément à sa femme qui l’attend à Metz. Avec son fils
qu’il connaît à peine. Deux ans déjà. Ou presque. Et combien d’autres encore
devant

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