Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
moins tant qu’il aura des problèmes à résoudre. Pour lui, pas
question d’ennui ou de découragement. Le fil d’acier qui l’attache au bon sens
et à la vie est fait de concepts, pas de sentiments. Même des mots comme devoir,
patrie ou camaraderie, auxquels se raccrochent communément Bertoldi
et d’autres hommes, ne jouent aucun rôle. Pour lui, il s’agit de poids,
volumes, longueur, élévation, densité des métaux, résistance de l’air, effets
de rotation. Ardoise et règle à calcul. Tout ce qui, en somme, permet à Simon
Desfosseux, capitaine d’artillerie de l’armée impériale, de rester en marge de
toute incertitude qui ne soit pas strictement technique. Les passions perdent
les hommes, mais elles peuvent aussi les sauver. La sienne est de parvenir à
allonger la portée de ses bombes de 750 toises.
*
Trois hommes dans une pièce, sous un autre portrait de
Ferdinand VII. La lumière matinale qui filtre à travers les persiennes
fait luire les broderies d’or au col, aux revers et aux poignets de la veste du
lieutenant général de la Marine royale, don Juan María de Villavicencio,
commandant l’escadre de l’Océan et gouverneur militaire et politique de Cadix.
— Est-ce tout ?
— Pour le moment.
Glacial, le gouverneur repose le rapport sur le maroquin
vert de son bureau, laisse retomber ses lunettes en or au bout du cordon qui
les rattache à la boutonnière du revers, et regarde le commissaire Rogelio
Tizón.
— Ça ne semble pas si important.
Tizón adresse à la dérobée un regard à son supérieur direct,
l’intendant général et juge du Crime et de la Police, Eusebio García Pico.
Celui-ci est assis un peu à l’écart, presque de côté, jambes croisées et pouce
de la main droite dans une poche de son gilet. Le visage impassible, comme s’il
pensait à des affaires lointaines et ne faisait que passer par là. Tizón a
attendu vingt minutes dans l’antichambre, et il se demande maintenant de quoi
les deux hommes ont parlé avant qu’il n’entre.
— C’est une affaire difficile, mon général, répond
prudemment le policier.
Villavicencio continue de le dévisager. C’est un marin de
cinquante-six ans, cheveux gris, très vieille Espagne, qui a derrière lui de
nombreuses campagnes navales. Énergique, mais aussi fin politique, tout
conservateur qu’il soit en matière de nouvelles libertés et aveuglément fidèle
au jeune roi prisonnier en France. Habile, manœuvrier, avec le prestige que lui
vaut son passé militaire, le gouverneur de Cadix – ce qui revient à dire
aujourd’hui du cœur de l’Espagne patriote et insurgée – s’entend bien avec
tout le monde, évêques et Anglais compris. Son nom figure parmi ceux qui sont
destinés à faire partie de la future Régence, le jour où l’actuelle sera
rénovée. Un homme puissant, Tizón le sait. Un homme d’avenir.
— Difficile, répète Villavicencio, songeur.
— C’est le mot, mon général.
Un long silence. Tizón aimerait fumer, mais personne ne
semble y penser. Le gouverneur joue avec ses lunettes, regarde de nouveau les
quatre pages succinctes du rapport, puis le remet en place en prenant soin de
laisser un écart de deux pouces entre un de ses angles et celui formé par le
coin de la table.
— Êtes-vous sûr qu’il s’agit du même assassin dans tous
les cas ?
Le policier se justifie brièvement. Sûr, non, on ne peut
l’être de rien, mais la manière de procéder est identique. Et le genre de femme
aussi. Très jeunes, d’humble origine. Comme le dit le rapport, deux servantes,
et une fille qu’il n’a pas été possible d’identifier. Le plus probable est
qu’il s’agit d’une réfugiée sans famille et sans occupation connue.
— Pas de… hum… violences physiques ?
Un autre regard à la dérobée. Rapide. L’intendant continue
de rester silencieux, immobile comme une statue. Comme s’il n’était pas
présent.
— Elles ont toutes été tuées à coups de fouet,
monsieur. Impitoyablement. Si ce ne sont pas là des violences physiques, alors
que le Christ descende nous dire ce que c’est.
Ces derniers mots ne plaisent pas au gouverneur, dont les
convictions religieuses sont bien connues. Il creuse un peu les joues et fronce
les sourcils en contemplant ses mains, qui sont blanches et fines. Des mains
d’un homme de bonne éducation, observe Tizón, fréquentes parmi les officiers de
la marine de guerre. Les plébéiens ne sont pas
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