Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
autel de la Vierge du Rosaire dans une niche du mur. Tout
cela est trop imposant. Sa place à lui est au milieu des étiers et des marais,
et ses pieds crevassés et durcis par le sel s’adaptent mal aux espadrilles
qu’il a chaussées pour venir à Cadix et qu’il aimerait bien ôter. Il est parti
très tôt, avec un laissez-passer en règle, profitant de ce que le capitaine
Virués assistait à une réunion de chefs et d’officiers à la Carraca – en
relation avec l’expédition militaire de Tarifa – et n’avait pas besoin de
lui. Et c’est ainsi que, sur les instances de sa femme, Mojarra est venu rendre
visite à sa fille. Du fait de la guerre, le père et la fille ne se sont pas vus
depuis que, voici cinq mois, elle est entrée comme domestique dans la maison
des Palma, recommandée par le curé.
Elle sort enfin, par la porte de la rue des Doublons, et le
saunier est tout ému de la voir arriver, avec sa jupe brune, son tablier de
mousseline blanche et la petite mante qui lui couvre la tête et les épaules.
Elle a bonne mine. Sûr qu’elle mange bien, grâce à Dieu. Mieux vaut être à
Cadix que sur l’Île.
— Bonjour, père.
Ni baisers, ni démonstrations de tendresse. Des gens passent
dans la rue, il peut y avoir des voisins aux balcons, et les Mojarra sont une
famille honorable qui ne donne pas motif à commérages. Le saunier se borne à
sourire affectueusement, les pouces passés dans sa large ceinture où il a
glissé sa navaja à manche de corne d’Albacete, et contemple Mari Paz avec
satisfaction. Une belle plante. Presque une femme. Elle aussi sourit, ce qui
creuse les fossettes qu’elle a depuis toute petite. Toujours plus gracieuse que
jolie, avec de grands yeux doux. Seize ans. Propre et bonne comme nulle autre.
— Comment va mère ?
— En bonne santé. Comme tes petites sœurs et la
grand-mère. Elles t’envoient toutes leur bon souvenir.
La fille indique la porte des magasins.
— Vous ne voulez pas entrer ?… Rosas, le
majordome, a dit qu’il vous invitait à prendre une tasse de café ou de chocolat
dans la cuisine.
— On est bien dans la rue. Allons faire un tour.
Ils descendent jusqu’au bâtiment carré de la Douane, où des
soldats des Gardes wallonnes, baïonnette au canon de leur fusil, font les cent
pas près des guérites de la porte. Un drapeau ondule doucement sur son mât.
C’est là que travaillent ces messieurs de la Régence qui gouverne l’Espagne, ou
ce qui en reste, au nom du roi prisonnier en France. De l’autre côté du
bastion, sous un ciel clair et presque sans nuages, miroite l’azur de la baie.
— Comment vas-tu, ma fille ?
— Très bien, père. Vraiment.
— Tu te plais dans cette maison ?
— Beaucoup.
Le saunier hésite en passant la main sur ses longs favoris
et son visage dont le menton n’a pas connu le rasoir depuis trois jours.
— J’ai vu que le majordome est… Enfin, tu vois ce que
je veux dire.
La fille a un sourire bon enfant.
— Un peu efféminé ?
— C’est ça.
Il y en a beaucoup comme lui, raconte la fille, employés
dans les bonnes maisons. Ce sont des gens ordonnés et propres, et c’est la
coutume à Cadix. Rosas est une personne décente, qui gouverne parfaitement la
maison et s’entend bien avec tout le monde. On la respecte.
— Tu n’as pas de garçons qui te font la cour ?
Mari Paz rougit, resserrant un peu sur son visage,
instinctivement, la mante qui la coiffe.
— Ne dites pas de bêtises, père. Qui voulez-vous qui me
fasse la cour ?
Père et fille se promènent le long des remparts, en
direction de la place des Puits à Neige et de l’Alameda, en faisant un détour
lorsque des bastions ou des batteries pointées sur la baie leur barrent le
passage. En bas, la mer se brise sur les rochers découverts et des mouettes
tournoient dans le ciel. Parmi elles, un pigeon passe, plus haut, filant tout
droit d’un vol décidé, avant de se perdre au-dessus de la baie en direction de
la terre ferme, sur l’autre rive.
— Et comment te traitent ceux d’en haut ?
— Très bien. La demoiselle est sérieuse et aimable.
Elle reste toujours réservée, mais elle se comporte parfaitement avec moi.
— Vieille fille, d’après ce qu’on m’a dit.
— Je ne crois pas que ce soit les prétendants qui lui
manqueraient, si elle voulait. Et elle est très forte. Depuis la mort de son
père et de son frère, c’est elle qui s’occupe de tout : le commerce,
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