Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
son beau-frère. Mais elle l’est. Et
elle ne se gêne pas pour le dire à voix haute.
— Ça arrivera tôt ou tard, réplique-t-elle. Avec ou
sans médiation, l’Amérique en révolte est une proie trop tentante pour
l’Angleterre. Tout cet immense marché à sa disposition… Si mal géré par nous.
Et si loin. Soumis à tellement d’impôts, de taxes, de restrictions et de
bureaucratie… C’est pourquoi les Anglais feront ce qu’ils ont toujours
fait : d’un côté ils joueront aux médiateurs, et de l’autre ils
souffleront sur le feu, comme en ce moment à Buenos Aires. Ils sont très forts
pour pêcher en eaux troubles.
— Tu ne devrais pas parler ainsi de nos alliés, Lolita.
La mère se tait, tête baissée et l’air absent. Elle peut
aussi bien entendre la conversation qu’être perdue dans les vapeurs du
laudanum. Le reproche est venu d’Amparo Pimentel. Son petit verre d’anis à la
main – la voisine en est au troisième, comme si elle voulait rivaliser
avec la manzanilla du cousin Toño –, elle se montre scandalisée. Ce que
Lolita ne peut savoir avec certitude, c’est si cette remarque répond à son jugement
négatif sur la nation anglaise ou au fait qu’une femme ose s’exprimer avec tant
de désinvolture sur des questions de politique et de commerce. Son curé de
prédilection, celui de San Francisco, critique parfois – en y mettant les
formes – dans son sermon dominical certains excès dans l’exercice de
telles libertés par des dames de la bonne société gaditane. Cela n’importe
guère à Lolita – aucun curé de Cadix n’aurait l’audace d’aller plus
loin ; mais la voisine Pimentel, bien qu’habituée de la maison Palma, a
toujours fait preuve d’étroitesse de vues et de conscience. Élémentairement
classique. Nul doute que Cari Palma ne soit son modèle de femme : mariée,
prudente, ne s’occupant que de sa toilette et du bonheur conjugal de son mari.
Rien à voir avec un garçon manqué qui a les doigts tachés d’encre et des pots
pleins de fougères et de plantes bizarres au lieu des fleurs de tout le monde.
— Nos alliés ?… – Lolita la regarde d’un air
gentiment réprobateur. – Vous avez vu la tête de faux jeton de
l’ambassadeur Wellesley ?
— Et celle de son frère Ouelligtone ? renchérit
joyeusement Curra Vilches.
— Ils ne se connaissent d’alliés qu’eux-mêmes, continue
Lolita. S’ils sont dans la Péninsule, c’est parce qu’ils espèrent avoir
Napoléon à l’usure… Ils se moquent bien des Espagnols, et ils considèrent nos
Cortès comme des foyers de subversion républicaine. Les prendre pour médiateurs
en Amérique revient à faire entrer le renard dans le poulailler.
— Jésus, Marie, Joseph ! gémit la Pimentel en se
signant.
Lolita n’est pas sans remarquer les regards songeurs et
discrets que lui adresse Lorenzo Virués. Ce n’est pas la première fois que le
militaire se présente dans la maison de la rue du Bastion. Jamais seul ni de
façon inconvenante, bien entendu, en parfait officier qu’il est. Trois fois,
depuis la réception de l’ambassadeur anglais : deux avec Fernández
Cuchillero, et une autre après avoir rencontré, par hasard, le cousin Toño sur
la place San Francisco.
— L’insurrection des Amériques vous affecte donc tous
beaucoup ? demande Virués.
Il l’a dit en s’adressant à Lolita avec un intérêt qui
paraît sincère, au-delà de la simple politesse qui est le propre de toute
conversation. Elle a de quoi nous affecter, répond celle-ci. Plus qu’il ne
faudrait. La captivité du roi et les excès autoritaires ont compliqué les
choses : la capitainerie générale du Venezuela, les vice-royautés du Rio
de la Plata et de la Nouvelle-Grenade sont en rébellion ouverte, l’interruption
du commerce et le manque de numéraire qui nous arrive ordinairement de là-bas causent
à Cadix des problèmes de liquidités, et la guerre avec la France, la
disparition du marché espagnol et la contrebande mettent à mal le commerce
traditionnel. Certaines firmes gaditanes, comme la maison Palma, tentent de se
dédommager en pratiquant une activité locale, entrepôt et spéculation
immobilière et financière, revenant au classique recours en temps de
crise : agissant ainsi plus en commissionnaires qu’en propriétaires.
— Mais tout cela n’est qu’un emplâtre temporaire,
conclut-elle. À long terme, la richesse de la ville est condamnée.
Le
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