Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
début des travaux
pour fortifier la Coupure, dit Curra Vilches. Tous les habitants de Cadix
transformés en maçons, charriant des pierres, au coude à coude. Fête populaire
avec musique et casse-croûte. Tous unis, le noble, le commerçant, le moine et
le petit peuple… Et puis, en quelques jours, il y en avait déjà qui payaient
les autres pour y aller à leur place. À la fin, ils n’étaient plus que quatre
chats à se présenter encore au travail.
— Et on a perdu les grilles pour rien, renchérit Cari
Palma.
La mère acquiesce sans desserrer les lèvres, visage amer.
Dans cette maison, on n’a pas digéré l’histoire des grilles
de la Coupure. Pour les travaux de défense de 1810, avec les Français aux
portes, la Régence, non contente d’imposer à la ville une contribution d’un
million de pesos, a fait démolir toutes les propriétés de plaisance qui se
trouvaient sur cette partie du Récif – dont une appartenant à la famille,
qui avait déjà perdu sa résidence d’été avec l’arrivée des Français à
Chiclana –, demandant en outre aux habitants de Cadix le fer forgé de
leurs portails et de leurs fenêtres. Les Palma ont obéi en envoyant le leur,
avec une belle grille qui fermait l’entrée du patio : offrande inutile,
car le fer a fini pratiquement inemployé quand la stabilisation de la ligne de
front a rendu sans objet le chantier de la Coupure. Si quelque chose peut
choquer l’esprit commercial des Palma, ce ne sont pas tant les sacrifices
imposés par la guerre – dont le plus terrible est la perte du garçon, fils
et frère – que les dépenses sans raison, les contributions abusives et le
gaspillage des autorités. Surtout quand c’est la classe commerçante qui, en
tout temps, guerre ou pas guerre, fait vivre cette ville.
— Ils nous ont pressés comme des citrons, rajoute le
beau-frère Alfonso avec sa hargne habituelle.
— Sur la paella, achève le cousin Toño.
Alfonso Solé reste distant, assis très droit sur le bord de
son fauteuil d’osier, sans jamais se laisser aller. Pour lui, se rendre dans la
maison de la rue du Bastion répond à un devoir familial. Cela se voit, et il
fait tout pour ça. Dans le cas d’un négociant de son rang, rendre visite tous
les vendredis à sa belle-mère et à sa belle-sœur participe de la même routine
qu’expédier son courrier. Il s’agit de se conformer aux règles non écrites du
qu’en-dira-t-on gaditan. Dans cette ville, les liens familiaux obligent à
respecter certains usages de sa classe. Et puis, s’agissant de
Palma & Fils, on n’est jamais trop prudent. Remplir ses
obligations est aussi une manière de conserver son crédit financier. Si des
problèmes se présentent – la guerre et le commerce sont fertiles en
accidents intempestifs –, tout le monde sait que sa belle-sœur ne lui refusera
pas son aide pour le remettre à flot. Pas pour lui, naturellement. Pour sa
sœur. Mais tout doit rester en famille.
La conversation se poursuit autour de l’argent. Alfonso
exprime, entre deux allées et venues de sa tasse de thé – il aime mettre en
évidence le temps qu’il a passé à se former à Londres –, la crainte que,
au train où vont les choses, les Cortès imposent une nouvelle contribution au
commerce gaditan. Décision regrettable, dit-il, alors que la Douane retient
plus de cinquante mille pesos appartenant à des individus qui se trouvent en
pays occupé. Une somme qui pourrait aller directement dans la trésorerie de la
nation.
— Ce serait une spoliation inique, proteste Lolita.
— Appelle ça comme tu voudras. Mais mieux vaut eux que
nous.
Cari Palma acquiesce à chacune de ses phrases en ouvrant et
en fermant son éventail. Visiblement satisfaite de la fermeté de son mari, elle
défie du regard toute velléité d’objection. Bien entendu, mon amour, signifie
chaque geste. Il ne manquerait plus que ça. Naturellement, mon chéri. D’un œil
critique, Lolita observe sa sœur dont, depuis longtemps, le comportement n’a
plus de secrets pour elle. Très ressemblantes physiquement – Cari a plus
de charme, grâce à ses yeux clairs et un petit nez harmonieux –, enfants,
elles avaient déjà des caractères opposés. Légère et inconstante, rappelant
plus la mère que le père, la cadette des Palma a vu très vite ses ambitions
satisfaites par un mariage approprié, sans enfants jusqu’à maintenant, et une
position sociale honorable. Amoureuse de son mari, ou
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