Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
s’échapper, sans tenir compte
des signaux –, le cotre corsaire s’est mis bord à bord avec sa proie, le
temps nécessaire aux vingt hommes armés pour sauter d’un bateau à l’autre.
Maraña opère parfaitement. Comme personne. En pareille
situation, il ne faut pas laisser à l’adversaire le temps de réfléchir ;
et il s’y applique avec la froide efficacité qui a toujours été la sienne. Les
mains posées sur la lisse du cotre, sans perdre de vue la position des voiles
et des écoutes par rapport au vent qui permet de maintenir la tartane par le
travers, Pepe Lobo observe son second évoluer sur le pont de la proie. Pâle,
sans chapeau, vêtu de noir des pieds à la tête, le second de la Culebra tient un sabre dans la main droite, un pistolet dans la gauche et en porte un
autre à la ceinture. Depuis qu’ils sont passés à bord, ni lui ni ses hommes
n’ont eu besoin de tirer un coup de feu ou de se servir de leurs coutelas.
Accablés par la violence de l’assaut, par les hurlements et l’aspect des
corsaires, les hommes de la tartane ne se décident pas à opposer une
résistance. Certains semblent s’y résoudre, mais, tout de suite, ils battent en
retraite et vacillent. L’attitude agressive des assaillants, leurs cris et
leurs menaces, l’allure intrépide du jeune homme qui les conduit et sa manière
insolente, désinvolte, de les désigner un par un de la pointe de son sabre pour
exiger qu’ils jettent leurs armes les impressionnent. Ils reculent jusqu’à la
barre, qui tourne en tous sens sans personne pour la tenir. Le pavillon à deux
bandes rouges et trois jaunes, qu’arborent indifféremment les marchands soumis
au roi Joseph et les patriotes, ondoie au bout d’un mât court sur le
couronnement de poupe. Au-dessous, un homme qui semble être le patron de la
tartane agite les bras comme pour encourager ses hommes à résister, ou
peut-être pour les en dissuader. De la Culebra, on peut voir un individu
corpulent, un grand coutelas ou une machette au poing, faire face à
Maraña ; mais celui-ci l’écarte d’un coup d’épaule, s’ouvre un passage
avec beaucoup de sang-froid parmi les matelots, arrive jusqu’au patron, et sans
qu’un trait de son visage ne trahisse la moindre émotion, appuie le canon du
pistolet sur sa poitrine, tandis que, de l’autre main, il tranche d’un coup de
sabre la drisse du pavillon qui tombe à la mer.
Cet enfant de putain cherche le suicide, murmure entre ses
dents Pepe Lobo. Il faut toujours qu’il mette toute la toile, cap sur l’enfer.
Le Petit Marquis. Il sourit encore quand il se tourne vers le maître d’équipage
Brasero.
— Cessez le combat, ordonne-t-il. Amarrez les canons,
et chaloupe à la mer.
Le bosco souffle dans son sifflet et parcourt ensuite les
soixante-cinq pieds de long et les dix-huit de large du cotre en donnant les
ordres appropriés. Sur la tartane, pendant que les gens de l’équipe d’abordage
désarment leurs adversaires et les font descendre dans l’entrepont, Maraña va
vers la lisse et, de là, envoie le signal de la reddition du bateau et de sa
prise de possession : les bras levés, les poignets croisés. Puis il
descend par le rouf et disparaît. Lobo tire sa montre de la poche de son gilet,
consulte l’heure – 9 h 48 du matin – et dit à l’écrivain de
bord d’en prendre note sur le livre des prises. Puis il regarde à bâbord, vers
la forme confuse et obscure que l’on devine à travers la brume grise qui cache
la ligne de la côte : ils sont à l’est de la basse de l’Aceitera, environ
deux milles au sud du cap Trafalgar. Ainsi s’achève la chasse commencée aux
premières lueurs du jour, quand, de la Culebra, a été aperçue une voile
naviguant vers le nord, sur le point de sortir du Détroit. Bien qu’ils se
soient approchés sans pavillon, la tartane a eu des soupçons, forçant la toile
dans le vent de levant pour chercher l’abri de Barbate. Mais la Culebra, plus
rapide, coque doublée de cuivre et mât portant toute sa toile, hunier et flèche
compris, lui a donné la chasse pendant une heure et demie. Le corsaire a hissé
le pavillon français, la tartane a répondu en hissant le sien sans ralentir
l’allure – sur la mer trompeuse, le Christ a dit frères, mais non cousins –, et le capitaine Lobo a finalement donné l’ordre d’amener le pavillon français
et de hisser le pavillon corsaire espagnol, en l’assurant d’un coup de canon.
La tartane a
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