Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
avaient été ce qu’il est. Il ne
veut pas terminer dans une taverne à raconter sa vie aux jeunes marins ou à
l’inventer, en échange d’un verre de vin. C’est pour cela qu’il poursuit,
tenace et patient, un avenir qui le mènera loin de ce paysage incertain, où il
est décidé à ne jamais revenir s’il parvient à le laisser derrière lui :
une petite rente, une terre à lui, un porche devant lequel s’asseoir au soleil
sans autre froid ni humidité que les hivers et la pluie. Avec une femme pour
réchauffer son lit et son ventre, sans qu’entendre hurler le vent implique un
sombre présage et un regard inquiet au baromètre.
En ce qui concerne Lolita Palma, quand il pense à elle, des
idées complexes viennent rôder dans sa tête. Trop complexes, par rapport à ses
pensées ordinaires. Bien que sa patronne et associée continue d’être une
inconnue avec qui il a échangé quelques mots, le corsaire perçoit chez elle une
étrange affinité ; un courant de sympathie qui inclut une certaine chaleur
ou une qualité de nature physique. Pepe Lobo a jeté l’ancre dans suffisamment de
ports pour ne pas se tromper. Dans le cas de Lolita Palma, cela le surprend. Et
aussi l’inquiète, car il ne faut pas tout mélanger. Il lui est facile d’accéder
à des femmes jeunes ou belles, même s’il doit souvent préalablement
payer : ce qui, d’ailleurs, peut s’avérer rassurant. Commode. L’héritière
des Palma, pourtant, n’est pas vraiment belle. Ou tout au moins elle ne
correspond pas aux normes classiques de la beauté féminine. Mais elle n’est pas
laide pour autant. Absolument pas. Ses traits sont réguliers et agréables, les
yeux intelligents, on devine un corps bien proportionné sous la robe qui le
cache. Il y a chez elle, surtout, dans sa manière de parler et de se taire,
dans la sérénité de son attitude, un calme insolite, un aplomb qui intrigue et
qui, finalement – le corsaire n’est pas très au clair sur cet aspect
crucial de la question –, attire. C’est là ce qui ne laisse pas de le
surprendre. Et de l’inquiéter.
Il s’en est aperçu pour la première fois lors de la visite
qu’a rendue, à la fin de mars, Lolita Palma à la Culebra, quand le
navire corsaire a été prêt à prendre la mer. Pepe Lobo avait évoqué cette
éventualité ; et, à sa grande surprise, elle s’est présentée à bord –
quoique tardivement – avec les Sánchez Guinea. Elle est arrivée à l’improviste,
une ombrelle à la main, accompagnée de don Emilio et de son fils Miguel, qui
avaient choisi le moment où le cotre était en état d’être vu, bien qu’une
partie des équipements ne soit pas encore arrimée, avec une des deux ancres de
dix quintaux sur le pont, la bôme et le reste du gréement au pied du mât nu et
un chaland à couple apportant le lest en fer supplémentaire. Mais tous les
cordages étaient lovés à leur place, les manœuvres goudronnées de neuf, la
coque venait de recevoir une double couche de peinture noire au-dessus de la
ligne de flottaison, la lisse et les passavants sentaient l’huile de teck, et
le pont avait été fraîchement nettoyé au faubert et au grès. La journée était
ensoleillée et agréable, l’eau ressemblait à un miroir, et quand Lolita Palma
est montée à bord – elle avait refusé qu’on la hisse avec une guindoule et
était passée bravement, relevant un peu sa jupe, sur les planches reliant par
tribord le navire au quai –, le cotre était beau, immobile sur une ancre
devant la pointe de la Vaca et la batterie des Corrales, la proue face à la
brise légère qui soufflait le long du Récif.
Étrange situation. Après les premiers saluts, Ricardo
Maraña, jaquette noire et cravate nouée en hâte, a fait les honneurs du navire
avec l’élégance et l’aplomb d’un chenapan incorrigible mais de bonne famille.
Les hommes qui travaillaient sur le pont s’écartaient, rigides et souriant d’un
air niais, avec cette timidité et cette maladresse que les gens de mer,
habitués aux filles du port, montrent devant la femme qui est, ou paraît être,
une dame. Pepe Lobo, qui les suivait avec les Sánchez Guinea, observait la
visiteuse évoluer avec désinvolture sur le navire, remerciant pour tout avec un
doux sourire, une inclination de la tête, une question pertinente sur le
pourquoi et le comment. Elle était vêtue de gris foncé, châle de cachemire sur
les épaules et chapeau anglais de paille à larges bords
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