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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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résonne de
bavardages –, par un ancien lieutenant de la flotte impériale qui navigue
avec un équipage français et espagnol. C’est ce même corsaire, rapide à
remonter le vent avec ses voiles latines, dangereusement armé de six canons de
6 livres et de deux caronades de 12, qui a bien failli lui faire
perdre – en le ruinant encore un peu plus – le dernier voyage qu’il a
effectué à la fin de février de Lisbonne à Cadix comme capitaine de la polacre
marchande la Risueña, juste avant de se retrouver sans emploi. C’est
peut-être ce qui en rend le souvenir doublement pénible. Les huit canons de
6 livres qu’il porte désormais à son bord changent la donne. Mais il ne
s’agit pas seulement de cela. Malgré le temps écoulé, Lobo n’oublie pas le
mauvais moment que la felouque lui a fait passer en lui donnant la chasse
devant Cadix. Sur la liste de ses griefs personnels, il y a une ligne soulignée
d’un trait gras, celle qui concerne ce bateau et son capitaine. Pour grande que
soit la mer, tous finissent un jour ou l’autre par se rencontrer quelque part.
Navires et hommes. Si ce moment arrive, Pepe Lobo ne sera pas mécontent de
régler ses comptes.

 
6
    Comme tous les jours après sa tournée des cafés, Rogelio
Tizón fait cirer ses chaussures. Le cireur s’appelle Pimporro. Ou, du moins, on
l’appelle ainsi. Cette journée qui commence est calme, et la matinée dessine
les premières franges de soleil entre les stores et les voiles de bateau
tendues de balcon à balcon pour donner de l’ombre à la rue de la Viande, devant
l’échoppe de gravures et d’estampes. Il fait chaud, et l’on peut parcourir la
ville entière sans rencontrer un souffle de vent. Chaque fois qu’une goutte de
sueur glisse le long du nez penché de Pimporro et tombe sur le cuir luisant des
bottes, le cireur – aussi noir que l’évoque son métier – l’enlève
d’un mouvement rapide des doigts et poursuit son travail, en frappant de temps
en temps le manche de la brosse contre ses paumes, avec des claquements sonores
non exempts d’une virtuosité exhibitionniste et caraïbe. Clac, clac. Clac,
clac. Comme d’habitude, il s’efforce de se faire bien voir de Tizón, tout en
sachant que celui-ci ne le paiera pas. Il ne paye jamais.
    — L’autre pied, monsieur le commissaire.
    Tizón, obéissant, retire la botte astiquée et pose l’autre
sur la caisse en bois du cireur, qui frotte agenouillé par terre. Debout et
adossé au mur, le chapeau de paille estival blanc à ruban noir et un peu
froissé baissé sur la figure, un pouce dans la poche gauche du gilet et la
canne à tête de bronze dans l’autre main, le policier observe les passants.
    Bien que les affrontements militaires continuent le long du
canal qui sépare l’île de León de la terre ferme, cela fait trois semaines
qu’une bombe n’est pas tombée sur Cadix. On le sent à l’attitude détendue des
gens : femmes qui bavardent leur panier au bras, domestiques qui récurent
les porches, boutiquiers qui, de la porte de leur commerce, regardent avec
avidité les étrangers oisifs qui montent et descendent la rue ou s’arrêtent
devant l’échoppe des estampes, où l’on vend des gravures de héros et de
batailles, gagnées ou présumées telles, contre les Français, avec une profusion
de portraits du roi Ferdinand, debout, à cheval, en buste et en pied, accrochés
autour de la porte avec des pinces à linge : toute une panoplie
patriotique. Tizón suit des yeux une jeune femme en mantille dont les franges
de la jupe font ressortir le balancement des hanches tandis qu’elle passe en
frappant du talon avec l’élégance d’une maja. D’une taverne voisine, un
garçon apporte un verre de limonade au policier qui, irrévérencieux, le pose
entre deux veilleuses consumées et éteintes dans une niche du mur en carreaux
de faïence bleue où se trouve l’effigie sanglante, accablée par la couronne
d’épines et la chaleur de la rue, de Jésus de Nazareth.
    — Alors comme ça, rien de nouveau, camarade.
    — Je vous l’ai dit, monsieur le commissaire. – Le
Noir baise le pouce et l’index croisés d’une main. – Rien de rien.
    Tizón boit une gorgée de limonade. Sans sucre. Le cireur est
un de ses informateurs, rouage minuscule mais utile – il exerce dans le
centre de la ville – du vaste réseau de mouchards qu’entretient le
policier : maquereaux, prostituées, mendiants, portefaix, garçons

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