Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
alors choqué les écoutes, la Culebra a manœuvré pour venir
bord à bord, mettre Maraña et ses hommes dedans, et fin de l’histoire. Pour le
moment.
— Bosco !
Le maître d’équipage Brasero accourt. Brun, fort, moustache
et cheveux gris. Pieds nus, comme presque tous à bord. Son visage, parcouru de
sillons semblables à des coups de couteau, exprime sa joie de la capture.
L’équipage du cotre corsaire est maintenant un équipage heureux : pendant
que les hommes s’activent à mettre la chaloupe à la mer et à désigner ceux
d’entre eux qui mèneront la tartane à Cadix ou à Tarifa, ils se livrent à des
pronostics sur la cargaison qu’elle peut porter dans ses cales et sur ce que
sera la part de chacun, une fois celle-ci transformée en argent après la vente
sur terre.
— Mettez deux hommes en haut avec une longue-vue,
qu’ils signalent la première voile qu’ils verront. Surtout sur le bord du vent.
Pas question que le brigantin de Barbate nous prenne à l’improviste.
— À vos ordres.
Le capitaine Lobo est un marin prévoyant, et il ne veut pas
de surprise. Les Français ont tantôt mouillé devant la rivière de Barbate,
tantôt à l’abri des récifs de la baie de Sanlúcar, un brigantin de douze canons
suffisamment rapide, très vindicatif, qu’ils emploient comme garde-côte. Dans
le jeu marin du chat et de la souris, il arrive que les dés se retournent
contre le gagnant et que le chasseur devienne le chassé. Tout est question de
chance, et aussi d’avoir bon œil et bon instinct marin, dans ce métier où une
salutaire incertitude et une perpétuelle méfiance à l’égard du temps, de la
mer, du vent, des voiles, de l’ennemi et même de ses propres hommes sont des
qualités qui aident à rester libre et vivant. Il y a une semaine, la Culebra a dû abandonner, bien malgré elle, une prise qui avait déjà baissé
pavillon – une petite goélette, acculée dans l’anse de Bolonia –,
quand elle a aperçu les voiles du brigantin français qui s’approchait
rapidement, venant du ponant ; ce qui, en outre, a contraint le corsaire à
tirer un bord très pénible en pénétrant dans le Détroit pour se mettre sous la
protection des batteries espagnoles de Tarifa.
La chaloupe transportant l’écrivain, le quartier-maître
chargé de commander la prise et les hommes qui en formeront l’équipage se
détache déjà du flanc de la Culebra, à grands coups d’avirons dans la
houle. Le bateau est toujours à portée de pistolet et de voix. Ricardo Maraña
réapparaît sur le pont avec un porte-voix et, en criant, informe Lobo du nom,
de la cargaison et de la destination de la prise. Il s’agit de la Teresa del
Palo, armée de deux canons de 4 livres, immatriculée à Malaga, qui
allait de Tanger à l’embouchure du Barbate, chargée de cuirs, d’huile, de
jarres d’olives, raisins secs et amandes. Pepe Lobo acquiesce, satisfait. Avec
cette cargaison et cette destination, n’importe quel tribunal maritime la
déclarera de bonne prise. Il observe la flamme qui indique la direction du
vent, puis l’état de la mer et les nuages qui courent hauts dans le ciel gris.
Le levant s’est levé cette nuit et se maintiendra ferme, et donc il n’y aura
pas de problème pour conduire la tartane à Cadix, escortée par la Culebra. Voilà
trois semaines qu’ils sillonnent la mer entre Gibraltar et le cap Santa María.
Quelques jours au port seront bienvenus pour tout le monde – le baromètre
qui n’en finit pas de baisser y invite aussi –, et peut-être le jugement
concernant une des prises précédentes sera-t-il déjà rendu, ce qui permettra
aux officiers et aux matelots de percevoir ce qui leur est dû en vertu de
l’Ordonnance de course et du contrat avec les armateurs : un tiers pour
l’équipage, divisé en sept parts pour le capitaine, cinq pour le second, trois
pour le maître d’équipage et l’écrivain, deux pour chaque marin et une pour les
mousses ou les novices, sans compter huit parts réservées aux blessés graves,
aux frais de funérailles, aux veuves et aux orphelins.
— Les canons sont amarrés et les tapes mises,
commandant. Aucune voile en vue.
— Merci, bosco. Dès que monsieur Maraña et l’équipe
d’abordage seront revenus, nous raidirons les écoutes.
— Destination ?
— Cadix.
Le sourire du maître d’équipage s’élargit, et aussi celui du
premier timonier – un individu fort et blond
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