Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
d’avoir été en quelque sorte abattu en plein vol, au moment où, pourtant, sa popularité grimpait dans les sondages, sans pouvoir préparer son atterrissage 2 . S’il avait su que Pompidou et le Général se débarrasseraient de lui à ce moment, il se serait débrouillé pour amorcer la deuxième phase de son plan, et donc, pour ne pas donner prise à certains de ses ennemis qui lui avaient injustement fait porter la responsabilité du ballottage de 1965.
Oui, il ne portait pas Georges Pompidou dans son cœur, ce jour-là. Je préparais un de mes articles « marronniers » sur les hommes politiques en vacances, et j’y avais renoncé : il n’y avait pas de papier à faire, car, lui Giscard, n’était jamais en vacances !
Donc, aujourd’hui, 10 janvier, un an après son éviction, il s’est décidé, en pleine campagne des législatives, à attaquer non pas le général de Gaulle – il n’est pas fou – mais le gouvernement. Il l’accuse de perdre le contact avec le peuple français, de conduire une politique sociale sans générosité, et de tenir les députés dans un esclavage systématique, la loi de la majorité présidentielle. Giscard se paie le luxe, alors que la campagne législative s’ouvre, de faire la fine bouche. Il trouve une expression nouvelle pour définir sa position. Il est dans la majorité, oui, mais à sa manière, distanciée, critique, au-dedans et au-dehors à la fois. Il est dans le « oui mais ».
La position qu’il choisit est sans doute intenable : car il est bien obligé de tenir compte des investitures données par la majorité aux législatives. Il me semble revendiquer une liberté qu’en réalité il n’a pas. Mais lorsque je le vois, là, avec sa petite troupe de fidèles résolus, sans rien dans les mains ni dans les poches, face aux troupes gaullistes d’un côté, communistes et socialistes de l’autre, je me dis qu’il a peu de chances de réussir.
Cela ne l’empêche pas, me disent ses proches, de discuter pied à pied avec l’UNR, au sein du comité d’action de la majorité, le nombre de sièges réservé aux indépendants.
18 janvier
Giscard ne voulait pas attaquer de front de Gaulle. Il préférait porter ses coups sur Georges Pompidou. C’est raté : c’est de Gaulle qui, en Conseil des ministres, a dit, paraît-il (évidemment, je n’y étais pas, mais les pompidoliens n’ont pas tardé à le faire savoir, avec l’accord du Général pour cette indiscrétion volontaire) : « On ne gouverne pas avec des mais. »
Il paraît même, selon Le Nouvel Observateur , que le Général aurait ajouté : « Après les élections, il n’y aura pas de ministres qui disent mais. »
La petite phrase du Général n’a pas l’air d’avoir troublé Giscard, qui, aujourd’hui, vient de dire à Jean-Claude Vajou 3 je crois : « S’il est exact qu’on ne peut pas gouverner avec des mais, il est également exact qu’on ne peut ni dialoguer ni contrôler qu’avec des oui. »
Assez bien renvoyé ! Je ne peux pas m’empêcher de penser que Giscard introduit un léger vent, une brise plutôt, de contestation sur le rouleau compresseur de la majorité pompidolienne.
31 janvier
Cela se passe au palais des sports de la porte de Versailles. Bien rôdées, les troupes gaullistes affluent, drapeaux déployés, vers la salle avant l’heure prévue. Ils sont d’autant plus à la fête qu’André Malraux est le maître des cérémonies. C’est la soirée de présentation des candidats de la V e République. Les échanges récents entre Giscard et Pompidou sont oubliés, ou presque, puisque Giscard est dans la salle tandis que Georges Pompidou préside le meeting.
Je regarde de loin Georges Pompidou. Il n’a plus rien du professeur de lettres serein et cultivé qu’il était au début de sa vie d’adulte. Il s’est transformé. Peut-être en a-t-il eu assez qu’on dise de lui qu’il n’était pas un élu, qu’il avait été un apparatchik gaulliste, devenu, sans livrer bataille, un homme de Rothschild.
À la tribune, aujourd’hui, il a de la présence, de l’épaisseur. Lorsqu’il parle de sa voix basse, éraillée de fumeur, il est bon dans la polémique. Son visage même semble être fait pour le combat électoral, avec ces yeux aigus sous des sourcils trop abondants qui le font ressembler à l’ogre du petit chaperon rouge.
Il dit : « La majorité, c’est vous. » Succès de foule garanti. Je ne l’avais
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