Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
les revenus modestes.
C’est le soir seulement que le communiste Robert Ballanger 27 pose la question préalable : il n’y aurait pas lieu à délibérer pour je ne sais quelle raison juridique que j’ai oubliée et à laquelle, de toute façon, personne ne croit. L’objectif de Ballanger et, à travers lui, de l’opposition, est clair : accroître la confusion.
Comme dirait Edgar Faure – en d’autres situations, mais cela s’applique très bien à celle-ci – : quand une situation est compliquée, on peut toujours la compliquer davantage.
C’est Jacques Chirac, à ce moment de la soirée, qui intervient pour couper l’herbe sous le pied à Jean-Jacques Servan-Schreiber. Il feint de s’indigner : « Voilà une législation qui existe dans tous les pays modernes ! Voilà des partis politiques qui se réclament de la nécessité de faire évoluer notre société, et il n’y aurait pas matière à délibérer ? »
Lorsque Jean-Jacques Servan-Schreiber intervient à son tour en faveur du texte, les bancs se vident du côté de la majorité. Une partie des parlementaires UDR quittent avec ostentation l’hémicycle.
À vrai dire, il est très bon, replaçant le débat dans l’évolution dela société moderne depuis cent ans et refaisant l’histoire de l’imposition des revenus qui a suscité, depuis la fin du XIX e siècle, tant de discussions parlementaires animées. Il cite Chirac, qui, dès le 5 juin 1974, a parlé de réduire les écarts de revenus injustifiables. Et se place dans la continuité de Giscard, qui, comme secrétaire d’État aux Finances, avait, en 1962, parlé du privilège exorbitant de l’exonération des plus-values. Il fait de cette loi le symbole de la modernité, du changement, et parle avec un réel talent de la « découverte obscure, délicate, d’une époque neuve », exhortant la majorité à « forger le consensus national avec notre propre volonté ».
Pas un applaudissement sur les bancs de l’UDR quand il en a terminé.
Seuls Dominati, Chinaud, Bettencourt l’encouragent.
Silence également dans les rangs de la gauche. Terrible !
La question préalable communiste est rejetée par la majorité, mais votée en bloc par l’opposition, bien que le Parti socialiste n’en ait pas pris l’initiative. Rien n’est pour autant réglé pour ce qui est du débat.
Pendant la séance, j’ai vu Edgar Faure faire passer par huissier interposé un mot à Robert Ballanger. Je demande à celui-ci ce qui était écrit. Il me montre le billet : « On pourrait renvoyer le projet à 2076 ? »
Antoine Rufenacht, député du Havre, modéré et plus ouvert que ne le sont en règle générale les élus UDR, répond à ma question toute simple : « Et maintenant, que faites-vous ? – Plus personne ne comprend ce projet ; alors, deux solutions : renvoyer le projet, ce serait le bon sens ; le voter alors que personne ne le comprend, ce serait absurde ! »
2 juin
En fait, ce débat marque un nouveau tournant pour le giscardisme. Tournant de la réforme. Tournant au sein de la majorité. Tournant pour ce qui est de l’adhésion de Chirac à Giscard.
De tous côtés, en dehors même de ce débat sur les plus-values, dont je comprends bien que Giscard veut faire un test pour juger du soutien de sa propre majorité, c’est l’épreuve de force contre l’UDR. Dans le domaine de la Défense, où le général Méry vient de redéfinir l’engagement militaire français dans les forces de l’OTAN, ou enpolitique intérieure, il est évident que Giscard d’Estaing essaie de récupérer les billes qu’il a lui-même abandonnées à Chirac.
Marchetti me dit que Chirac perçoit avec une rare lucidité les erreurs commises par Giscard vis-à-vis de l’UDR, donc de la majorité censée le soutenir. Après le 24 mars, il a cru un moment pouvoir prendre le flambeau. Il ne le croit plus aujourd’hui puisque jamais Giscard n’a essayé de peser davantage sur le débat parlementaire et politique.
Reste donc à Chirac à coordonner ce qui est « incoordonnable » ! Le débat sur les plus-values en est une illustration flagrante. Il doit... quoi faire ? Taper sur la table pour amener l’UDR à voter un projet auquel lui-même est profondément opposé ? Redonner du cœur aux siens alors qu’il n’en a plus ? Parler haut à ses troupes alors même qu’elles sont mises au pied du mur ? Tout cela, en nourrissant des doutes profonds sur
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